En Casamance, région sénégalaise frontalière de la Gambie, le bois de rose, précieux et rare, est pillé par des trafiquants. De la découpe à l’exportation, ce crime environnemental perdure malgré les mesures du gouvernement gambien.
La destruction de la forêt est un délit qui s’opère à l’abri des regards indiscrets. D’imposants murs en béton armé encerclent une scierie à l’est de Brikama, la deuxième plus grande ville de Gambie. Officiellement, impossible d’y entrer. Malgré la pluie torrentielle, le sifflement strident des scies mécaniques résonne sans discontinuer. Les pieds dans la boue, une trentaine d’ouvriers gambiens s’activent à découper les épais troncs. La plupart sont de jeunes hommes et manient les rondins sans protections particulières. Le bois est d’abord taillé en fines planches, puis chargé à l’arrière de camions. Plusieurs dizaines de troncs attendent d’être coupés. Il s’agit de bois de rose, un bois rare déclaré «proches de l’extinction» par les autorités gambiennes depuis 2012.
Le 1er juillet 2022, le gouvernement gambien a annoncé la suspension de toutes les exportations de bois, une mesure visant à mettre un terme au trafic de bois précieux qui s’opère entre la Gambie et la Casamance, région sénégalaise voisine. Reconnaissable par sa teinte écarlate, le bois de rose pousse au cœur des forêts tropicales. Dans la mangrove casamançaise, les trafiquants n’hésitent pas à abattre des arbres centenaires. Les fûts passent ensuite illégalement la frontière gambienne, pour être débités puis exportés, via le port de Banjul, la capitale.
A équidistance de Banjul et de la frontière avec la Casamance, les scieurs de Brikama n’ont rien changé à leurs habitudes. Le gouvernement gambien a banni les exportations mais n’a pour l’instant mis en place aucune mesure coercitive contre le transport et la découpe du bois dans le pays. «L’ivoire de la forêt» continue de quitter la Gambie, alimentant un marché noir international.
Teinte rouge sang du bois
Il suffit de passer la frontière sur la route N5 pour constater l’effet dévastateur de ce trafic. Au Sénégal, la forêt des Narangs longe la frontière, ce qui en fait une cible privilégiée des trafiquants. Sur sa moto bleu et blanche, Amidou Badji emprunte tous les jours les pistes qui serpentent au milieu de la mangrove. Le cinquantenaire est le chef du petit village de Koba, situé au nord de la ville de Diouloulou. Après quelques kilomètres, il retrouve la trace des trafiquants. Près d’une clairière le long d’une piste, une dizaine d’arbres en sont les victimes les plus récentes. Sur les souches, les traces de coupe sont saillantes, laissant apparaître la teinte rouge sang du bois. Les épaisses branches et feuillages de ces arbres centenaires jonchent le sol. «Les grands troncs ont déjà été transportés, explique Amidou Badji. Ils vont sûrement couper le bois restant pour en faire du charbon.»
Ce chef de village est également le secrétaire général de l’Association d’appui aux initiatives de paix et de développement (Asipid), une association sénégalaise qui sensibilise la population et mène des chantiers de reboisement dans la forêt des Narangs, une mission sensible dans cette région. Malgré son statut de chef, Amidou Badji semble particulièrement inquiet au milieu de cette scène de crime environnemental. Il insiste sur la nécessité de quitter les lieux rapidement pour ne pas être reconnu par un villageois. Coupeurs et défenseurs de la forêt vivent ici côte à côte.
«On nous appelle la veille pour nous dire où couper»
Parmi les acteurs de ce trafic, un ancien coupeur de bois repenti accepte de témoigner. Ibrahima Bojang, la quarantaine, sillonne en deux-roues la forêt gambienne. C’est en 2012 que tout bascule : n’ayant aucun revenu, six bouches à nourrir à la maison, sa femme, ses quatre enfants ainsi que sa mère, il coupe son premier tronc en Casamance. Payé en liquide, à la tâche, il recommence, encore et encore. «Le fonctionnement est simple, on nous appelle la veille pour nous dire où il faut couper le lendemain», glisse-t-il, imperturbable. L’année la plus prolifique est 2017, des milliers d’arbres de bois de rose sont abattus, les camions passent illégalement de Casamance en Gambie, de jour comme de nuit.
Le tronc d’un arbre pouvant faire plusieurs mètres de diamètre, il est impossible de l’abattre à la machette. Ibrahima Bojang et ses collègues utilisent des tronçonneuses chinoises, tout doit se passer très vite, ne pas être repéré. Une fois l’arbre tranché, il découpe le tronc en plusieurs morceaux afin de faciliter le transport en camions. Une fois au port de Banjul, les troncs sont répartis dans des conteneurs, direction l’Europe et la Chine. Pour la vente du bois, Ibrahima Bojang va directement dans les entrepôts tenus par des entreprises chinoises à la frontière gambienne, «un arbre entier peut se vendre jusqu’à 8 000 dalasis, environ 150 euros, ce qui est très peu pour un bois de cette qualité», dit-t-il.
Il continue ce trafic jusqu’en 2017, l’année où le président Adama Barrow accède au pouvoir. «Certains disent que la coupe du bois de rose en Casamance est un crime environnemental, je suis au courant. Je le faisais juste pour nourrir ma famille. Je n’ai rien à ajouter sur ce sujet», confie-t-il froidement.
Sensibiliser les villageois de Casamance
Rares sont les voix qui s’élèvent en Gambie pour dénoncer ces actes. Dans le village de Kafura, à quelques dizaines de kilomètres de Brikama, un homme lutte depuis bientôt quarante ans contre le pillage du bois de rose. Canne à la main, Seeku Janko peine à marcher. Du haut de ses 60 ans, il est dans le viseur des trafiquants et porte cette douleur dans sa chair. Ayant survécu à une tentative d’assassinat – il est violemment percuté par un SUV en 2002 – il n’a plus l’usage de sa jambe gauche. Président de All Gambia Forestry Platform, il se rend chaque semaine sur le terrain avec ses équipes pour sensibiliser les villageois de Casamance au trafic du bois ainsi qu’aux effets dévastateurs sur l’environnement. «Nous leur expliquons que le bois de rose n’est pas une ressource illimitée», précise le doyen. Seeku Janko dédie sa vie à la protection de la forêt, poumon vert de l’Afrique de l’Ouest. Selon lui, ce sont les compagnies chinoises qui ont du sang sur les mains, celles qui exploitent les ouvriers gambiens et qui s’enrichissent sur cette ressource.
Le pillage du bois en Casamance fait également perdurer l’un des plus vieux conflits armés du continent Africain, qui oppose les forces rebelles indépendantistes du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) à l’armée sénégalaise. «Selon le droit international, il s’agit d’un crime contre l’humanité en Casamance car c’est une zone de conflit. Ceux qui achètent ce bois financent donc l’achat d’armes automatiques aux rebelles. Il faut que ça s’arrête», explique Seeku Janko la voix grave. On estime entre 4 000 et 5 000 le nombre de morts lors des affrontements en près de quarante ans. Contacté, Salif Sadio, chef des rebelles du MFDC qui vit caché dans le maquis depuis plusieurs années, a refusé notre demande d’interview.
«Je pourrais mourir pour cela»
Seeku Janko déambule calmement dans le village, certain que son combat est juste. «Ce bois est une ressource qui appartient aux Africains, pas aux Chinois. Il faut continuer la lutte, je pourrais mourir pour cela», résume-t-il. Comme d’autres, il est sceptique concernant la récente suspension d’exportation de bois par le gouvernement. «Seulement quelques jours après cette annonce, l’exportation de bois avait repris. Le ministère se fait influencer et acheter par les trafiquants», dénonce Seeku Janko.
En Casamance, Amidou Badji gare sa moto dans l’artère principale de la ville de Diouloulou. C’est ici qu’il a fondé l’Asapid en 2004. A l’origine, l’objectif de l’association était de lutter contre les effets du conflit en cours. Elle se concentre sur la réhabilitation d’infrastructures scolaires et sanitaires. Elle distribue également des semences dans cette région agricole. «Avec les exodes répétés, les populations n’arrivaient plus à cultiver et à se nourrir», rappelle Amidou Badji. Les années passent et les membres d’Asapid décident de se saisir du problème de pillage illégal du bois. Avec le soutien financier de l’ONG anglaise United Purpose, l’association inaugure en 2009 une première forêt communautaire à Koudioubé, 83 hectares de mangrove protégés de la coupe sauvage. «Il fallait créer une sorte d’oasis quelque part dans les villages, insiste-t-il. Nous avons sensibilisé les populations à la dégradation de cet environnement et la nécessité de préserver des zones que nous appelons des forêts communautaires.» Aujourd’hui, Asapid est à l’origine de 14 forêts protégées à Kataba 1, arrondissement frontalier avec la Gambie.
Pour chacune de ces forêts, un comité forestier est constitué. Ces défenseurs de la nature sont formés à la création et l’entretien des arbres rares. «Il ne s’agit pas seulement de reboiser et de partir, répète Amidou Badji. Il faut entretenir et lutter contre les feux de brousse.» Au cœur de la forêt de Koudioubé, il retrouve Bakary Diallo, le président du comité forestier local. A la lisière du bois, une petite hutte est entourée de parcelles où grandissent plusieurs centaines de pousses d’arbres. Ces arbres appartiennent à l’espèce Afzelia africana, appelée «linké» en wolof. «Toutes ces pousses sont en âge d’être plantées dans la forêt où elles grandiront», s’exclame fièrement Amidou Badji. Constituée à partir des graines d’arbres ayant échappé aux trafiquants, cette pépinière représente l’avenir du bois rare dans la région, la seule alternative au «désert qui avance à grand pas».
Par Paul Boyer et Rémi Carton, envoyés spéciaux au Sénégal (Libération)
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