Cher
camarade, cher grand-frère,
Au moment de t’accompagner une nouvelle fois, une dernière
fois, la mort nous rappelle ce qu’elle a d’indicible parce qu’innommable : ce
qui se ressent sans pouvoir se dire, ces sentiments qui s’entremêlent en nous
sans que jamais nous ne puissions y mettre des mots, pas même un seul
mot.
Cette dernière fois est en même temps première fois parce que
la mort m’oblige à un monologue, à te parler sans attendre de réponse de ta
part, me privant ainsi de l’occasion de dialoguer une nouvelle fois avec toi,
le dialogue qui t’était si cher.
Sans doute, te connaissant, j’imagine ta préférence pour le
silence, en ces moments où l’on ne peut dialoguer.
Ton aversion du brouhaha, de la parole inaudible, t’aurait
poussé à nous conseiller le silence, pour que chacun écoute, s’écoute. Je le
comprends parce que, diplomate chevronné, tu avais naturellement le sens de
l’écoute et du dialogue.
Alors je m’écoute. Je m’écoute, et nulle envie ne me prend
d’entendre parler de la mort. Et pourtant, il faut en parler et y penser ! Nul
besoin, après tout, de parler d’une chose dont on sait si peu. Et pourtant, le
Saint Coran, les Hadiths et les autres textes sacrés nous en disent beaucoup !
De toutes façons, jamais tu n’as aimé parler de ce que tu ne
connaissais pas. Sans doute en raison de la prudence que Dieu commande au
croyant que tu étais, mais aussi parce que géomètre, avant d’avoir été
diplomate, ton art de la précision s’accommodait mal avec les approximations de
la parole ignorant ce qu’elle exprime.
Alors ne parlons pas de la mort. Que nous reste-t-il ? Parler
du mort, de toi ?
Tant l’ont fait depuis que la nouvelle de ton décès est
parvenue au monde. Mais au fond, j’imagine ta gêne profonde devant tant de mots
à ta personne consacrés. Je sais. Tant de mots importunent ta légendaire
discrétion, celle encore du diplomate doublé de l’homme d’Etat que d’aucuns ont
comparé à une tombe d’où rien ne filtrait.
Et pourtant les mots tu aimais, au point que Senghor, le si
exigeant Senghor, l’amoureux intransigeant des lettres, acceptât que tu fusses
sa plume.
Je m’écoute. Je m’écoute et mon cœur me commande, malgré
tout, de t’écouter nous parler de là où tu es.
Quitte à écouter un monologue, autant qu’il soit de toi. Au
moins, m’éviterais-je de parler vainement de la mort, et une millième fois du
mort dont la discrétion était, de son vivant, devenue le nom.
Dans ce monologue, permets-moi, à ton corps défendant certes,
de dire, quelques fois, à ta place, ce que, par pudeur, tu te gênerais à dire.
Cher camarade, cher grand-frère,
Plutôt que de toi, tu préfères nous parler de la vie ; de ce
combat acharné qu’elle est, mais aussi des horizons infinis qu’elle ouvre à des
milliers d’enfants, comme toi de Nguéniène où tu vis le jour en 1947, qui
peuvent incarner leur terroir tout en se hissant au service de la République
malgré les obstacles qui se dressent sur leur parcours.
Tu peux me le faire dire sans gêne, cher camarade et grand
frère : qui aurait connu Nguéniène si ce n’était toi, Ousmane Tanor Dieng ? De
Nguéniène aussi, tu étais le nom, car fier de tes origines et de ton terroir,
au point d’en faire ta demeure, ta terre éternelle.
Cher camarade, cher grand-frère,
Je t’entends à nouveau me dire que la vie est encore plus un
combat acharné lorsque, par devoir envers sa patrie, on a choisi de servir la
collectivité à travers ce qui l’incarne par excellence : l’Etat.
Oui ! Servir l’Etat, c’est en subir jour et nuit les
sujétions ; s’oublier pour servir ; sacrifier souvent une partie de soi ;
accepter des concessions ; construire des compromis ; recevoir des coups ;
vivre des ruptures douloureuses ; endurer des trahisons.
Oui ! Servir l’Etat, c’est aussi parfois prendre des
décisions cornéliennes que l’humain n’aurait pas pu prendre mais que l’Etat a
le devoir de prendre et d’assumer, décisions très souvent incomprises.
Au nom de quoi ? Au nom exclusif de l’intérêt général, du
sens de l’Etat, comme tu l’as si bien appris de tant d’années passées aux côtés
du président Abdou Diouf dont tu as été si proche.
Et je peux me permettre de le dire à ta place, cher camarade
et grand frère : tout le monde reconnaît ton courage et ta dignité parce que,
depuis plus de 40 ans, tu avais mille raisons de te plaindre publiquement, d’abandonner
et de te suffire d’une belle carrière de diplomate ; mais jamais tu n’as gémi ;
jamais tu n’as jeté l’opprobre ni dit du mal de qui que ce soit.
Au contraire, tu me fais dire à tes compatriotes, tous tes
compatriotes, que la vie est respect de l’autre, modération dans tout, civilité
et urbanité en toutes circonstances ; elle est élégance, même dans le port,
même dans l’adversité.
Cher camarade, cher grand-frère,
Tes compatriotes présents à tes funérailles, parents, amis,
camarades de parti, autorités, hommes politiques de tous bords, anonymes
ou connus, t’entendent dire que la vie est faite de convictions, de fidélité
dans l’engagement.
Je les entends acquiescer en se rappelant que socialiste tu
as été toute ta vie, sans dévier, en étant ouvert mais intransigeant sur les
valeurs et principes que les pères fondateurs ont légués au parti que tu as
dirigé.
Ceux qui t’ont vu à l’œuvre dans l’opposition en témoignent,
attestant de ta courtoisie mais aussi de ton endurance ; de ta fermeté, mais de
cette fermeté qui ne ferme pas ; de ton autorité, mais de cette autorité qui
autorise.
Le président Abdoulaye Wade, allié par moments, opposant
redoutable le plus souvent et chef d’Etat politiquement engagé, sait si bien le
dire.
Ceux qui, depuis 2012, ont vécu ton compagnonnage loyal avec
le président Macky Sall, savent que tu as le courage de tes idées, celles qui
fondent tes choix politiques et ceux de ton parti.
Cher camarade, cher grand-frère,
Jusqu’ici j’ai parlé de la mort et du mort. Autant pour moi
ou au temps pour moi, si tu préfères, car « les grands Hommes ne meurent pas ;
ils disparaissent ».
Cher camarade, cher grand-frère,
Je sais, tu n’as jamais été prolixe ou bavard, par pudeur,
par timidité non feinte. Je dois donc te laisser reposer, près de ton papa
Birane, à la terre de Nguéniène que tu aimais tant, ta terre. Je sais que tu
n’as jamais été seul et tu ne seras jamais seul.
Qu’Allah, dans Sa miséricorde infinie, te rétribue de tes
immenses bonnes œuvres, t’accorde Son pardon, t’accueille en Son Paradis et te
remplace auprès de ta famille.
Allahouma Amiiine.
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