« Au-delà de l’interprétation stricte des textes, ce qui peut sauver les liste de YAW : «l’interprétation « conséquentialiste » du Conseil constitutionnel ».
Cette contribution fait suite à un appel de Monsieur Alioune Tine de AfrikaJom Center m’invitant à participer au débat sur les élections législatives.
L’exercice est nécessaire, car aujourd’hui encore, plus qu’hier, la justice constitutionnelle sénégalaise est sujette à de vives critiques. L’étude de la jurisprudence électorale sénégalaise relève une certaine pathologie qui se manifeste tantôt par des succès aboutissant au renforcement de la démocratie tantôt par des échecs favorisant un recul démocratique. Ces reculs peuvent pourtant être évités par le juge s’il faisait recours davantage à la théorie « conséquentialiste ». Cette théorie inspirée des juges du common low permet la prise en compte par le juge des conséquences éventuelles de sa décision dans le choix d’une solution au litige dont il est saisi . Le test conséquentialiste, qui vise à une balance optimale des intérêts en présence, doit permettre de mesurer les effets d’une décision dans l’approfondissement de la démocratie et le maintien de la stabilité politique . Le juge évalue les conséquences possibles de la décision à la lumière du standard de l’acceptable et du raisonnable dans une société démocratique afin de privilégier une solution plutôt qu’une autre.
Dès lors, se pose la question suivante : le Conseil constitutionnel sénégalais dispose-t-il de fondements juridiques ou extra-juridiques pour un dénouement heureux des prochaines élections législatives ?
En réalité, au-delà des dispositions textuelles ouvrant droit à un possible remplacement des candidats exposées avec éloquence par mon collègue Dr Yaya NIANG, le juge peut puiser dans l’argument « conséquentialiste » afin de régulariser la liste de l’opposition et du pouvoir et ainsi donner à notre démocratie, en souffrance, ses lettres de noblesses. Face à la fragilité de notre expérience démocratique et en l’absence d’une certitude normative irréfutable, le juge électoral est appelé à jouer un rôle catalyseur, c’est-à-dire à faire œuvre utile. Ayant une fonction sociale, le Conseil doit tâter le poul du peuple pour adapter sa décision à la situation politique du pays. En assumant mal ce rôle, il risque d’être pyromane. A contrario, en assurant sa fonction de régulation, le Conseil constitutionnel sénégalais participera à préserver la stabilité politique, une des raisons de son existence. Autrement dit, s’il doit, d’une part, sanctionner les irrégularités, d’autre part, il doit modérer son immixtion afin de ne pas trop compromettre le processus démocratique et installer une crise politique.
Dans beaucoup de ses décisions, le juge électoral sénégalais n’hésite pas à mettre en veilleuse les textes constitutionnels et législatifs pour ouvrir la compétition électorale à l’opposition et ainsi préserver l’ordre public et participer à l’approfondissement de la démocratie. Parfois, ce qui signifie nullement la légitimation de la violation de la Constitution ou de la loi, la mise en veilleuse des textes vaut mieux que la disparition du régime, car le respect des textes peut emporter le régime politique, le juge et la Constitution avec. Ce style made in common law appelé « conséquentialisme », qui donne un rôle éminemment politique ou un pouvoir de régulation au juge, doit aussi permettre en dernier ressort au Conseil constitutionnel de valider les listes de l’opposition et de la majorité. Car les deux Coalitions ont violé le Code électoral. Le dernier mot doit appartenir au peuple. C’est donc bien l’ampleur de l’office du juge et la conscience qu’il a de son rôle qui doit l’autoriser à entreprendre une démarche de motivation basée sur des références juridiques et extra-juridiques.
Le juge sénégalais a, depuis 1993, eu à ouvrir la compétition électorale à l’opposition dont la candidature aux élections législatives est souvent rejetée à tort par l’Administration en charge de recevoir et publier la liste des candidats aux élections législatives. Ainsi, dans la décision n° 80/2001 Affaire 1/E/2001 Parti socialiste rendue le 23 mars 2001, le Conseil constitutionnel n’a pas hésité à déclarer irrégulière la décision d’irrecevabilité de la liste départementale de Tivaoune du parti socialiste prise par le Ministère de l’Intérieur se fondant sur la double candidature de monsieur Alé LO, également investi sur la liste nationale du PDS . En effet, suite à la transhumance du candidat Alé LO du parti socialiste au PDS, le juge a permis au PS de déposer une autre liste départementale afin de remplacer monsieur Alé LO. Cette décision est identique à l’affaire dite de la liste départementale de Dakar de la Coalition Yewi Askan. En l’état du droit, aucune règle contenue dans le Code électoral ne s’oppose à la régularisation de ladite liste. D’ailleurs, même pour les conditions relatives aux inéligibilités, notamment l’âge (25ans), la nationalité (sénégalaise) et l’incapacité intellectuelle (mise sous tutelle) ou morale (condamnation pénale), le juge est beaucoup plus souple. C’est ce qu’a décidé le Conseil constitutionnel sénégalais dans sa décision n° 33/98/Affaires n° 1/E/98 et 2/E/98. S’opposant aux conclusions du ministère de l’intérieur déclarant irrecevables les candidatures aux élections législatives de 1998 des coalitions USD JEF JEL et Front pour la Démocratie et le Socialisme , le Conseil a estimé que « les règles relatives aux inéligibilités comme celles qui établissent les limitations à la candidature doivent toujours faire l’objet d’une interprétation restrictive, et ne doivent être étendues à des cas non expressément prévus » . Ainsi, le nouveau Code électoral n’ayant pas prévu les cas de substitution ou de remplacement, l’Administration n’est pas en droit de s’opposer à la régularisation de la liste de la Coalition Yewi Askan wi par son mandataire ou la déclarer irrecevable.
Par ailleurs, contrairement à une opinion juridique invalidant la liste de la Coalition Benno Book Yakar sur la base de la jurisprudence El Hadj Malick Gackou, la décision n°2/E/2019 du 13 janvier arrêtant la liste des candidats à l’élection présidentielle du 24 février 2019, renforce plutôt une possible recevabilité de la liste départementale de la Coalition Yewi Askan Wi. En effet, juridiquement, la déclaration de candidature du Sieur GACKOU ne devrait même pas être examinée au fond par le Conseil constitutionnel. Pourtant, le Conseil constitutionnel l’a examiné avant de la rejeter pour défaut de nombre minimal de parrains requis. En effet, le juge a estimé que « considérant que la déclaration de El hadj Malick Gakou est accompagnée des pièces énumérée par l’article L116 du Code électoral, dont une liste de 67 842 électeurs l’ayant parrainé, présentée sur fichier électronique et en version papier ; qu’il a déposé un nombre de parrainages supérieur au maximum autorisé par la loi ;
Considérant qu’il résulte des vérifications auxquelles il a été procédé conformément aux dispositions de l’article L120 du Code électoral, qu’il a obtenu, après régularisation, le parrainage validé de 52 911 électeurs domiciliés, à raison de 2000 parrains par région au moins, dans 11 régions ; qu’il n’a pas obtenu le nombre minimum de parrainages valides de 0,8 du fichier électoral général exigé par la loi ;… » . Qui peut le plus, peut le moins (S’il tolère la régularisation des parrainages plus difficile à obtenir, il doit en être ainsi également pour une simple substitution de candidats). Ainsi, cette jurisprudence non fondée en droit, est plus favorable à la recevabilité de la liste départementale de YAW de Dakar qu’à une éventuelle irrecevabilité de la liste de la coalition Beno Bok Yaakar. La continuité jurisprudentielle est favorable à la recevabilité de sa liste. Par contre, en se fondant uniquement sur le droit, la candidature de la majorité (Beno Bok Yakar) doit être déclarée irrecevable du seul fait du dépassement du nombre de parrainages même d’un seul parrain.
Cependant, l’état de la démocratie sénégalaise doit permettre une libre concurrence politique de la coalition représentative de l’Opposition mais également du pouvoir. Au vu des enjeux de transparence dans la gestion des affaires publiques, une Assemblée équilibrée est plus que nécessaire. Le juge ne doit pas perdre de vue le rôle que doit jouer la prochaine Assemblée nationale dans la stabilité politique et le contrôle de l’Exécutif souvent épinglé par les rapports des corps de contrôle à l’orée de l’exploitation du pétrole et du gaz. Il doit inventer des méthodes de raisonnement et imaginer des solutions de manière à rendre acceptables et acceptées ses décisions par les acteurs politiques (opposition comme pouvoir) et le peuple qui est le seul et véritable détenteur de la souveraineté nationale. En ignorant, ces enjeux et les résultats des élections locales du 31 janvier 2022, il risque de plonger l’Etat dans une crise profonde et mettre fin à sa propre existence. La fonction d’apaisement et d’équilibre sont les principales fonctions que doit remplir un juge électoral. Pour cela, il doit, à l’image de Robert BADINTER, avoir un devoir d’ingratitude à l’égard de l’autorité de nomination et soumettre les deux Coalition (YAW et Benno Bok Yaakar) à l’arbitrage du peuple.
Cette contribution est en partie extrait de mon article intitulé « le conséquentialisme » dans la gestion du contentieux électoral dans les Etats d’Afrique de l’Afrique de l’Ouest francophone », in Les dynamiques électorales en Afrique post conférences nationales, Lomé, Presses UL, 2021, pp. 541-567.
Dr. Mamadou Salif SANE
Enseignant-chercheur en droit public/UGB
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