La Covid 19,telle une immense pieuvre tentaculaire est en train d’asphyxier l’économie mondiale, et de bouleverser dans ses profondeurs, l’ordre social normatif dominant dans nos sociétés africaines et occidentales.
L’onde de choc de cette crise sanitaire peut se lire à trois niveaux qui se conjuguent :
« La perturbation de la production et une forte baisse de la demande, les retombées du ralentissement brutal de la croissance mondiale, et du durcissement des conditions financières ; et le recul prononcé des cours des produits mondiaux de base. » FMI, 2020.
Sur un autre registre, le FMI anticipe la pire contraction jamais enregistrée de 1,6% pour l’Afrique subsaharienne, soit une chute de 5%, par rapport à 2019.Cette crise qui peut durer pendant une, voire deux ans, nous impose de nous inscrire dans la durée. C’est une situation inédite qui découle du fait qu’une crise en général peut être intermédiaire, voire, passagère dans sa temporalité, mais avec la Covid, nos sociétés ne maitrisent pas sa dynamique de progression, ni ses différentes phases, ni sa terminaison. Elle interroge profondément nos comportements et nos relations travaillées par l’émergence de nouvelles contraintes.
Selon une étude intitulée « Projecting the transmission dynamics of SARS-Cov through the2 post pandemic period » published in Science by Harvard researchers, Stephen M. Kissler et al, May 22. 2020.
Convenons-en, avec cette crise, jusqu’à ce que le virus soit vaincu, par la découverte d’un vaccin, ou d’un traitement curatif, nos modes de comportement et d’interaction avec l’autre devront fondamentalement être reconfigurés à l’aune des contraintes que la pandémie nous impose.
Si nous n’y prenons garde, celle-ci peut installer une anomie qui serait le résultat de l’absence de visibilité de résultats féconds et salutaires de l’action publique dans la gestion de cette crise sanitaire.
Cette nouvelle situation nous offre la possibilité d’engager une réflexion approfondie sur l’émergence de ce nouvel ordre normatif, de ses enjeux et de leur déplacement sur la scène sociale, pour en appréhender leur sens véritable.
C’est ici que les sciences sociales, par le travail d’enquête simultanément empirique et théorique peuvent nous éclairer sur l’impact de la pandémie, sur le creusement des inégalités de revenus, le renforcement des rapports déséquilibrés entre femmes et hommes, et la précarité grandissante de la jeunesse rurale et périurbaine à l’intérieur de nos sociétés, pour rendre notre univers social plus intelligible et plus accessible à l’action politique.
Qui plus est, cette crise sanitaire restera un marqueur historique des capacités managériales de la gestion des crises de cette nature des pouvoirs publics , et c’est maintenant qu’il faut enclencher la surmultipliée pour éveiller les consciences sur la nécessité d’un nouvel ordre comportemental à même de contrer les impacts dévastateurs de la Covid 19.
Il s’agit là, de redéfinir un nouveau mode de l’agir comportemental dans une crise pandémique qui induit une Education sanitaire.
Reformater notre logiciel comportemental pour apprendre à vivre avec le virus.
Comment remettre à jour un logiciel comportemental des sénégalais, qui s’adapte aux nouvelles contraintes créées par la crise sanitaire dans une période post- Covid 19 ?
L’Afrique doit prendre le taureau par les cornes et réaffirmer sa résilience à construire une base panafricaine, politico-économique, viable, autonome, et affranchie d’une emprise néocoloniale.
S’agit-il de l’option d’une troisième voie, évoquée par le sociologue Anthony Giddens, antinomique a la vieille bipolarité Socialisme/Néolibéralisme, ou d’une stratégie de la déconnexion,( ‘Delinking »), jadis prônée par l’économiste Samir Amin ?
Quels doivent être les contours de ce nouvel ordre post- Covid 19 dans lequel le continent africain pourrait renforcer le dialogue et consolider la coopération Sud-Sud dans un univers de plus en plus concurrentiel et polycentrique?
Certes, la théorie de la déconnexion pourrait amener l’Afrique à pousser la réflexion sur les conditions d’un développement autonome, endogène, émancipé du joug impérial, qui favoriserait un développement d’abord autocentré, mais surtout construit à partir d’échanges égalitaires équilibrés entre le Sud et le Nord.
Cependant, une démondialisation n’est pas d’actualité, même si la crise a mis à nu les dérèglements structurels d’une mondialisation désolidarisante.Convenons-en, cette crise sanitaire a bousculé bien des postulats optimistes et démystifié une certaine normalité du modèle néolibéral. Elle a révélé les dysfonctionnements d’un univers présenté comme largement partagé. Cet univers-là se fissure sous les coups de boutoir d’un adversaire invisible et insaisissable.
Naguère, les pays post-industriels ont toujours été prompts à secourir les grands capitaines de l’industrie du grand capital en période de crise, perçus comme étant « Too Big to Fail », mais tout aussi frileux à apporter des subventions aux secteur public et aux plus démunis, en rejetant toute politique de redistribution sociale pour parer aux creusement des inégalités et en se réfugiant derrière« une main invisible » de l’économie marchande, régulatrice des rapports commerciaux, voire du laissez-faire avec ses principes du « moins d’état, mieux d’état ».
Aujourd’hui, la gravité de la situation repositionne la centralité de l’état-nation entrepreneurial qui se voit obligé d’initier un vaste plan d’investissement public pour la sauvegarde du bien commun et de la cohésion sociale, à travers un pacte pour la relance et le développement inclusif.
Faut-il prôner le retour de Keynes, pour qui, le simple jeu du marché ne suffit plus à maintenir les équilibres fondamentaux de l’économie marchande, et que l’économie revêt toujours un cachet social qui induit une forte intervention de l’état dans la lutte pour la réduction des inégalités et du chômage ? (John Meynard Keynes, « La Pauvreté dans l’abondance »,2002).
Depuis les années 70s, les pays occidentaux, ont toujours accumulé des déficits abyssaux alors que les inégalités n’y ont cessé de croître, faisant du « vivre avec les déficits », un réalisme politique.
Plus que jamais, ces déficits doivent contribuer à réduire les inégalités, si en contrepartie l’état parvient à asseoir un système de taxation progressif sur les grandes plus-values pour investir dans le social.
Qui plus est, une politique de réduction profonde des inégalités peut renforcer la cohésion sociale dans la mesure où les dépenses qui ont augmenté les déficits ont un revers de stabilité sociale et politique, qui en fait un « déficit productif ».
Cette crise sanitaire actuelle nous donne l’occasion de sortir des schémas édulcorés d’une certaine orthodoxie budgétaire et ses conditionnalités contraignantes d’austérité et de resserrement des dépenses publiques pour bouleverser ces dogmes et reconstruire note tissu social fortement ébranlé par la pandémie, par le biais de la redistribution.
Il nous faut trouver un équilibre durable entre la protection des vies tout en amortissant les retombées économiques et contenir la progression du virus. Selon la Commission Economique Africaine ( CEA), « Un mois de verrouillage à travers l’Afrique couterait au continent environ 2,5% de son PIB annuel, soit 65 million de dollars par mois », 2020.
Comment remettre à jour un logiciel comportemental de l’humain qui s’adapte aux nouvelles contraintes créées par la crise sanitaire dans une période post-Covid 19 ?
Dans un univers concurrentiel et mondialisé, il nous faut éviter un recul du sens de l’intérêt général et rejeter les réponses sibyllines à la gravité de la pandémie.
Il nous faut aussi, tenir compte de cette précarité qui avec la Covid-19 affecte les classes moyennes, et œuvrer à la construction de filets de sécurité pour la relance de l’ascenseur social.
La peur de l’autre, et la stigmatisation seront avec nous dans l’après- Covid, d’où l’impérieuse nécessité de réajuster notre tréfonds comportemental et les changements que cela exige :
Une redéfinition d’un nouvel ordre socio-culturel, dans la même dynamique de restructuration d’un nouvel ordre géoéconomique.
Qui plus est, un impératif cognitif catégorique devrait nous inciter à analyser l’état de la situation des femmes et des jeunes, qui sont des segments significatifs de la société sénégalaise sur comment la Covid 19affecte leur mobilité sociale.
Les lignes de fracture et d’inégalité indubitablement revêtent une diffraction sociale fortement marquée par le primat du patriarcat et de la domination masculine dans nos sociétés.
Redéfinir nos priorités nous amène forcement à mettre au cœur de nos politiques post-Covid les réponses et solutions concrètes aux lignes de fractures internes sur la question Genre,sur le sort inquiétant d’une jeunesse désenchantée, et le précariat qui frappe des catégories sociales significatives les plus vulnérables, résignées au décrochage, dans une société structurellement construite autour de l’hégémonie des rapports marchands.
Dans la définition des stratégies politico-économiques de gestion de la période post-Covid, il nous faut aussi intégrer dans cette variable intercalaire, l’impact sur le Genre, la jeunesse, et les classes moyennes, du creusement des inégalités démultipliées par la crise sanitaire.
Il nous est généralement seriné que la Covid 19 n’induit pas un effet discriminatoire, en ce sens qu’elle affecte toutes les catégories sociales, même s’il est aujourd’hui clairement établi que la variable raciale enregistre des données statistiques très différenciées selon la couleur de la peau dans un pays comme le Etats Unis.
Cependant, quand bien même nous ne disposerions pas d’études fiables sur les lignes de fractures et les creusets dans la sphère du Genre, et de la jeunesse, les pouvoirs publics devraient s’interroger sur ces transformations.
Nous pouvons saisir ces défis engendrés par cette crise sanitaire pour construire une société plus humaine et ouverte à une quête d’équité et de justice sociale.
Dores et déjà, anticipant sur la période de reconstruction post-Covid, un débat sur l’inversion de certains postulats au niveau de la réflexion est de mise, avec une remise en cause des orientations dominantes de la pensée unique, et un renouvellement de nos approches politico-économiques, en harmonie avec les transformations en cours dans nos sociétés.
Et c’est ici que nous rejoignons les thèses de l’économiste Thomas Piketty, « Capital et Idéologie »(2019), sur la réduction des inégalités par un régime de taxation progressif des plus-values accumulées par les multinationales qui ont pendant des décennies généré des profits exorbitants dans les pays africains, et les emmener à ouvrir ces richesses obtenues dans bien des cas à moindre frais sur le sol africain,à notre entreprise de reconstruction nationale afin de garantir une redistribution salutaire et équilibrée pour l’avènement d’une société d’équité et de partage des richesses, et de défense du bien commun.
Cette reconstruction sociale passe aujourd’hui par un « Paradigm shift » qui va remettre en cause une certaine orthodoxie néo-libérale et une sorte de décalque des politiques de rigueur conçues pour préserver les grands équilibres macro-économiques de nos sociétés, quitte à fouler aux pieds la demande sociale dans ses multiples déclinaisons sectorielles comme la santé publique l’éducation ,l’emploi, les politiques pour l’égalité des genres et de défense de l’environnement.
C’est ici le lieu de l’affirmer, les politiques de protection de l’environnement doivent d’abord et avant tout revêtir un cachet social, une Doxa humaine, en ce sens que l’humain est le vecteur primaire d’une écologie de transition, de défense de la biodiversité pour parer aux dérèglements climatiques qui menacent l’humanité.Plus que jamais, dans notre démarche de reconstruction de l’après- Covid, il nous faut remettre en cause et faire sauter les déterminismes politico-économiques qui freinent la mobilité sociale, dans un contexte où les passerelles à même de permettre une mobilité générationnelle tendent à se refermer du fait du précariat et de fortes attentes non comblées.
D’où le dilemme Ascension ou Décrochage social.
Les systèmes démocratiques de tous les pays qui se sont construits sur les valeurs de l’économie marchande et de la libre concurrence sont aujourd’hui affaiblis par la crise sanitaire et subissent une cassure du contrat social dans lequel se meuvent les citoyens.
Pour éteindre cette pétaudière qui couve dans nos pays respectifs, comme le suggère Piketty, « Le Capital au 21e siècle (2013), l’état peut et doit pouvoir augmenter ses dépenses publiques sans creuser les déficits, s’il augmente au préalable les impôts sur les plus-values réalisées par les entreprises du grand capital pour venir en aide à ceux qui dépendent des minimas sociaux.
Face à cette pandémie, la question existentielle qui taraude l’esprit des pouvoirs publics est, jusqu’où peuvent-ils aller dans le maintien des mesures privatives pour contrer la propagation du virus, sans pour autant aliéner des segments de la société, qui en grande partie dépendent d u secteur informel et vivent dans une lassitude d’un confinement qui ne dit pas son nom.
Certes, notre démarche d’interpréter notre vécu doit toujours être inséparable de nos combats pour le transformer.
Cependant, nous insupportons le discours populiste, anti- élite africaine et rejetons la posture dénonciatrice de l’imprécateur qui dénonce plus qu’il n’apporte de réponses aux questions qu’il pose.
Même si les élites et les classes moyennes ont tendance à être en déphasage avec les couches populaires dans nos sociétés, elles demeurent néanmoins des rouages vitaux pour l’exercice d’une démocratie participative et inclusive, et peuvent contribuer à créer des amortisseurs sociaux pour atténuer les effets dévastateurs de la Covid 19.
Qui plus est, nous devons saisir les challenges engendrés par cette crise sanitaire pour construire une planète plus humaine fondée sur une quête de l’équité et de la justice sociale.
Pour qu’une problématique de la réforme soit légitimée par les citoyens, ces derniers doivent avoir le sentiment que les efforts de privation exigés sont équitablement repartis.
L’Afrique aujourd’hui, peut et doit rebondir et se mettre à l’endroit en tirant les leçons de cette crise sanitaire.
Il s’agit d’une « Décolonisation de l’esprit » prônée par Ngugi Wa Thiong’o pour que l’Afrique puisse commencer à s’affranchir du joug colonial et bousculer des postulats jusqu’ici hégémoniques dans la pensée économique néolibérale, conçus pour l’Afrique dans le cadre du ‘Washington consensus ».
C’est cette Afrique debout, plus que jamais résiliente qui doit construire des pactes sociaux à partir d’un socle de solidarité panafricaine, qui aujourd’hui pose les jalons de sa reconstruction post-Covid 19.
Professeur Mouhamadou Moustapha Diouf
Département de Sociologie
The University of Vermont, USA.
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