L’or et la boue
Souleymane Bachir Diagne
Il y a plus de vingt ans, les responsables d’une exposition consacrée au “laboratoire” sous toutes ses formes me demandaient d’écrire une contribution pour le catalogue qui allait accompagner l’événement. Je saisis l’occasion et la liberté qui m’était laissée par les commanditaires d’écrire sur ce que je voulais pour proposer un hommage au travail du professeur Cheikh Anta Diop dans le laboratoire de carbone 14 qu’il a rendu célèbre. Ce texte, que j’ai écrit en anglais, s’intitule « A Laboratory to transmute lead into gold. The legend of the center of low nuclear energies of the Institut Fondamental d’Afrique Noire ».
Ce qui se traduit ainsi: « Un laboratoire pour transmuter le plomb en or. La légende du centre des basses énergies de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire. » Je jouais dans l’article avec l’ancêtre des laboratoires scientifiques qu’étaient les cabinets des alchimistes qui cherchaient le moyen de transformer le métal le plus vil en or pur. Pour exprimer le propos suivant : d’un laboratoire fondé sous l’autorité des directeurs de l’IFAN, le professeur C.A.Diop avait su faire un trésor. Alors qu’on l’avait empêché d’accéder à l’université en utilisant tous les moyens en commençant par la mention qui avait sanctionné sa thèse, et alors qu’on l’avait exilé dans ce laboratoire, il avait transformé ce bannissement en triomphe et fait de son laboratoire de l’or. On me permettra de me citer en me traduisant en Français: « il y a un signe qui ne trompe pas et qui distingue les grands hommes, c’est la capacité de transformer l’exil en royaume. Diop a montré cette capacité. » C’est cette phrase qui est le cœur du texte que j’ai donné pour le catalogue et elle explique le titre d’une contribution qui est un hommage à un homme qui m’a accueilli avec affection lorsque mon oncle Pathé Diagne m’a amené le voir quand je suis rentré au Sénégal. Ce texte a été écrit donc il y a plus de vingt ans. Je l’avais perdu de vue lorsqu’il y a quelques mois des collègues de Cape Town en Afrique du Sud m’ont dit vouloir le republier.
J’ai donné mon autorisation
et leur revue Chimurenga a publié mon vieil hommage. Mon titre originel était
long, la revue a opté pour un nouveau titre : « In the den of the Alchemist ».
Traduction : « Dans le cabinet de l’alchimiste ».
C’est dans ce texte que Boubacar Boris Diop a découpé de ci de là de quoi
fabriquer une attaque qu’il m’attribue contre Cheikh Anta Diop. Vous avez bien
lu : le texte qui est cité par l’auteur d’un « Tu permets Bachir ? » qui prend
la pose du défenseur de la statue du commandeur contre une attaque du « Bachir
» en question est un éloge et un hommage du même « Bachir » à celui qui a fait
du laboratoire de carbone 14 le symbole qu’il est devenu et ce texte date de
plus de vingt ans ! Hallucinant retournement d’un texte. Le propos que l’auteur
présente comme une interview récente n’est pas une interview et n’est pas
récent : c’est la reprise, des décennies plus tard, d’un article dont seul le
titre a été changé.
Comment transmute-t-on donc, pour rester dans le vocabulaire de la chimie, un
texte d’éloge et d’hommage à une personnalité en une attaque contre cette même
personnalité ? Vous prenez la pire des mauvaises fois, vous ajoutez une pincée
de cynisme et vous transformez alors une phrase qui dit exactement ceci: « Diop
a transformé un laboratoire tout à fait ordinaire pour datation de carbone 14
tel qu’il avait créé par Théodore Monod avant d’être complètement terminé par
Vincent Monteil en un lieu de légende, un véritable cabinet d’alchimiste », et
vous transformez cette phrase en ceci : Bachir dit que ce n’est pas Cheikh Anta
Diop qui a créé le laboratoire de carbone 14, mais Monod et Monteil ! Vos
camarades répètent sur tous les toits que c’est bien ce qui est écrit. Cette
fois nous avons affaire à une autre recherche alchimique qui ne vise plus l’or
mais fait boue de tout.
La question est : pourquoi ? Pourquoi faire passer un vieil article de plus de
vingt ans pour une récente interview ? Transformer un hommage en attaque ?
Trafiquer une phrase qui dit que le vrai créateur du laboratoire ce ne sont pas
les directeurs qui ont présidé à sa naissance mais l’homme qui en a fait un «
lieu de légende » pour lui faire dire le contraire ? Oui, pourquoi ? Une
explication simple et charitable est que l’auteur de « Tu permets Bachir » ne
sait pas l’anglais et ne comprend pas ce qu’il croit lire. Cela n’explique pas
une démarche qui pioche ici et là de quoi fabriquer des « citations » en
oubliant qu’il suffira simplement aux lecteurs de se référer eux-mêmes au texte
de Chimurenga pour vérifier la vraie nature du propos. (Mes amis qui n’ont
jamais pensé un seul instant que les affirmations qui m’étaient prêtées dans «
l’interview » qui n’en est pas une pouvaient être miennes m’ont proposé de
traduire mon texte en français. Mais à quoi bon ?) Une autre explication
pourrait être que le zèle pour prendre la pose du redresseur de torts supposés
causés à celui qu’on défend finit par faire voir des adversaires partout même
sous l’hommage. Mais au bout du compte, le ton et la senteur du propos trahissent
des raisons bien plus sinistres.
Restent deux points qui ne sont pas dans la publication de Chimurenga mais dans
mon dernier livre, dans une partie consacrée à la traduction et aux langues
africaines. Le premier est qu’alors qu’ils partagent tous les deux la même
ferveur panafricaniste d’un nécessaire remembrement de l’Afrique, Ngugi Wa
Thiong’o insiste pour dire que ce remembrement se fera dans le pluralisme
linguistique, l’unité se faisant par la traduction, quand Cheikh Anta Diop
insiste sur la nécessité du choix d’une langue d’unification. Les deux
positions se défendent dans une discussion honnête et celle qui considère une
langue comme instrument d’unification est en effet la définition du
jacobinisme. Je penche pour ma part pour le remembrement sur la base du
pluralisme linguistique et d’une philosophie de la traduction. Penser ainsi est
commettre quelque crime de lèse-majesté ? Avons-nous donc affaire à une
religion ?
Le deuxième point concerne la traduction justement. Pourquoi dire que la traduction
de la théorie de la relativité dans toute langue, en wolof en particulier n’est
pas aussi compliquée que la complexité et le caractère abstrait de la théorie
le laisserait supposer ? Autrement dit pourquoi est-il plus compliqué de
traduire de la poésie que des sciences formelles ? La raison pour laquelle la
difficulté de traduire est fonction directe du contenu empirique de ce qu’on
traduit est qu’un formalisme logique est sa propre langue et se traduit tout
seul. Quand vous traduisez une démonstration vous ne traduisez pas le langage
des signes dans lequel cette démonstration se conduit mais le métalangage, le
commentaire en langue naturelle qui accompagne la procédure. Vous traduirez «
on en déduit que », « si je pose… », « alors il vient… » et non pas le
déroulement de l’argument qui se passe dans un système de signes universels.
Une démonstration formelle conduite par en langue ourdoue au tableau sera
comprise par tous ceux qui assistent à celle-ci sans connaître cette langue
pourvu qu’ils comprennent les procédures formelles écrites au tableau. Pourquoi
donc dire que plus la théorie est abstraite et réalisée dans la langue
formulaire, moins il est compliqué de la traduire ? Parce que c’est vrai.
Faut-il donc s’interdire de dire ce que l’on tient pour vrai sur la traduction
des systèmes formels ? Derechef, avons-nous affaire à une religion ?
On peut avoir sur tout des différences. Les exprimer comme telles, argumenter
et contre argumenter, c’est le métier que j’exerce. L’honnêteté ? C’est de ne
pas prêter à quelqu’un des propos qui ne sont pas les siens. « Bachir tu
permets ? », m’a-t-il été demandé. Je réponds : « je vous en prie » !
Professeur Souleymane Bachir DIAGNE
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