Ce n’est pas un hasard si au Sénégal comme aux États-Unis, le volet communication est parfois l’ossature du projet politique autour d’un homme. Le philosophe allemand du XIXe siècle, Arthur Schopenhauer, parodiant Socrate (« Parle pour que je puisse te voir »), a dit que la bonne formule à propos du rapport entre langage et vérité est « Ne parle pas pour que je te vois ». Le langage devrait en principe révéler la personnalité, l’identité de l’individu, communiquer ses idées et ses sentiments. Parler, c’est, en effet, communiquer sa pensée et son être. Mais ce principe est parfois noyé ou occulté dans les faits. La parole est très souvent un moyen de déguisement, un outil d’occulter ses vraies intentions, ses pensées, bref sa vraie nature. La duplicité de l’homme par le langage est une vielle problématique, mais c’est la communication politique qui va la porter au rang d’instrument politique par excellence. Les enjeux de la communication dépassent très largement le cadre strict de l’intercompréhension, ils s’inscrivent désormais dans celui de l’interaction entre acteurs politiques et économiques avec les autres sphères de la société. Ces enjeux sont surtout un souci de conditionner la pensée et les comportements des citoyens.
Beaucoup d’organisations politiques prétendent vendre un projet politique et économique alors qu’en réalité il ne s’agit d’idées, de slogans, de credo et de formules plus ou moins heureuses engrangées au cours de débats et répétés à outrance au point de devenir une culture. L’explosion des médias sociaux a contribué à faire de la communication la mère de tous les enjeux politiques. Même dans les démocraties où le paramètre censitaire est important, il est nul ou sans effet s’il n’est assis sur une bonne communication. Communiquer, c’est exister en politique, faire, se défendre, détruire ou entretenir une image. Il n’est pas de patrimoine politique qui ne soit bâti ou perdu par la communication : c’est désormais le nerf de la politique. Dans la communication politique, la vérité et le mensonge ne sont pas d’ordre épistémique, ils sont tributaires de facteurs purement aléatoires comme l’appartenance à un groupe, les intérêts, l’opinion, les émotions etc. Dans un univers pareil ceux qui savent manipuler les émotions s’en sortent mieux que ceux qui misent sur les raisonnements démonstratifs. Plus on touche le peuple dans ses émotions, plus la communication est efficace. Par la communication on peut faire dire ou faire à des masses ce qu’ils ne pensent ni n’ont envie de faire. Art de communiquer et art politique se confondent sur beaucoup de points : persuader, dissuader, manipuler, faire rêver, flatter les égos, désigner au peuple des ennemis sur qui déverser sa colère…
On attribue à Charles Pasqua une formule, baptisée théorème Pasqua, qui veut que « Quand on est emmerdé par une affaire, il faut susciter une affaire dans l’affaire, et si nécessaire une autre affaire dans l’affaire de l’affaire, jusqu’à ce que personne n’y comprenne plus rien. ». Derrière ce sophisme rebutant, il y a le cynisme emblématique de l’homme politique en général. Brouiller les repères et les pistes est le jeu favori d’une partie des communicants et des hommes politiques. Les spécialistes de la communication se comportent, en effet, comme de véritables ensorceleurs du cerveau des citoyens : les belles formules qu’ils inventent, les simulacres de sagesse et d’assurance que cachent de telles formulent sont une république du point de vue du langage de ce théorème de Pasqua. La plupart de ceux qui écoutent tombent sous le charme de ce qu’ils entendent et qu’ils n’entendent qu’au moment précis où ils cessent de penser. C’est l’effet magnétique du personnage (c’est-à-dire son physique, sa voix, son intonation, sa mimique, son habillement et ce qu’il est réputé incarner) qui effectue ce travail psychologique d’asservissement volontaire du décodeur (destinataire du message) au locuteur. Comme un amant envoûté qui s’abandonne à son partenaire, les foules, une fois conquises, peuvent digérer tout, faire sembler de comprendre tout, défendre tout : elles s’abandonnent à l’arbitraire et à la fantaisie des hommes politiques.
Quand on réfléchit sur la communication des hommes politiques sénégalais (du pouvoir comme de l’opposition) on est parfois scandalisé par le degré de superficialité de leur discours, mais aussi sur l’absence d’originalité. On a à peu un discours standardisé autour de thèmes trop domestiques pour sortir le Sénégal de son gouffre : mandat, pétrole, « affaire tel ou de tel », scandale de…, élection, partage du gâteau… Pourtant les problèmes cruciaux de la société qui devraient être les points saillants de la communication de l’homme politique sont là, mais ils sont esquivés. Pire, ces vrais enjeux sont voilés ou dissous dans ce torrent de non-sens : l’essentiel de la communication réside désormais chez la personne qui diffuse le message. Sa crédibilité supposée ou réelle suffit à garantir le sens et la véracité de ses propos, on n’a pas besoin de faire le moindre recoupement. Mieux, l’exigence de vérification et de contrôle est elle-même suspecte et jugée par les partisans comme une hérésie religieuse.
La communication politique est essentiellement propagandiste au sens où cette notion signifie une action exercée sur l’opinion publique et destinée à lui faire adopter certaines idées, à influencer ses choix et à conditionner son comportement. Toute communication de masse est fatalement propagandiste : il y a toujours quelque chose qu’on met en valeur ou qu’on dévalorise et le résultat attendu est un certain comportement des membres de la communauté. Selon Y. Winkin (La nouvelle communication, Seuil, 1981, p.24), la communication est « un processus social permanent intégrant de multiples modes de comportement : la parole, le geste, le regard, la mimique, l’espace interindividuel, etc. » Processus social : communiquer, c’est joindre ; relier ; mettre en relation. Le socle de la société serait ainsi la communication qui non seulement la crée mais la maintient en vie. Ce n’est pas un hasard donc si l’accroissement démographique des sociétés modernes s’est naturellement accompagné d’un développement fulgurant des moyens de communication. Chaque époque, chaque société a ses moyens et son mode de communication définis ou créés en fonction des types de comportement qu’on veut susciter ou promouvoir, du type de citoyen qu’on cherche à bâtir, etc. Aucune communication n’est dès lors pas innocente, neutre, objective : il suffit de regarder le manichéisme qui caractérise les discours et les relations entre camps politiques au Sénégal pour illustrer cette dimension chauvine de la communication politique.
Le biologiste allemand, Serge Tchakhotine n’a pas tort de parler de « Viol des foules par la propagande politique » titre éponyme de son ouvrage traduit et édité en 1939 en France. S’appuyant en partie sur la théorie des réflexes conditionnés de Pavlov, établit clairement les dangers de la propagande. Les pulsions majeures de l’homme (pulsions sexuelles et d’autoconservation d’une part et pulsions de violence et d’autodestruction d’autre part) sont systématiquement capturées dans les techniques de communication politique. Politique, érotisme et violence se mêlent pour engendre un monde chaotique et potentiellement explosif. C’est sciemment que les héros politiques sont qualifiés de beaux gosses, de vrais mecs, téméraire au caractère de bulldog. On n’oublie pas de faire mention de leur tendance sportive (surtout dans les arts martiaux) : la plupart des documentaires sur Poutine font état de ses performances en judo. Cette forme de suggestion chercher à instiller l’idée selon laquelle, le héros est un bagarreur, un résiliant, un conquérant, etc. C’est la stratégie du symbole dont parle Serge Tchakhotine : associer le parti à des puissances ou performances ; à des mots qui donnent espoir ou font rêver. Ce symbolisme est extrêmement puissant et fécond en termes de mobilisations, de discours narrateurs (storytelling) et de comportement hystériques susceptibles de faire les pires ravages en un clin d’œil.
C’est ainsi par exemple que la notion de patrie et les adjectifs que l’on forme avec, sont actuellement revisités aux quatre coins du continent après avoir servi à asseoir les indépendances. Le front patriotique rwandais de Kagamé, l’union des patriotes congolais de Thomas Lubanga, l’Alliance des jeunes patriotes pour le sursaut national de Charles Blé Goudé en Côte-d’Ivoire, Pasteef/les patriotes de Sonko au Sénégal, etc. Tous ces partis et mouvements citoyens qui se réclament du patriotisme ne sont en général que faiblement imprégnés de patriotisme et de ses exigences actuelles, mais comme ça accroche, on l’a adopté pour galvaniser les foules. En plus de fouetter la fierté d’un peuple de telles expressions ont l’avantage de fédérer sans nécessiter des connaissances théoriques ou des compétences techniques. « Je suis patriote », c’est déjà un programme, une vision et un projet de société : quelques sous-thèmes comme transformation locale, secteur privé local, transformation des produits, réciprocité suffisent à habiller le discours parfois dénué de consistance.
Les plus habiles à propager les vagues idées de la propagande sont la presse, les semi-intellectuels (toujours doctrinaires et peu créatifs) et les fanatiques. Avec les TIC qui sont de redoutables amplificateurs, la communication politique n’est pas une science, un art qui requiert du génie, elle est devenue affaire de réseaux, de likes, de partages, de followers. Dans les réseaux sociaux, l’effet de redondance donne l’illusion ou l’impression aux membres d’un groupe qu’ils sont majoritaires, qu’ils sont la force avec eux, que le virtuel doit entrainer ou féconder le réel. Tous les partis politique rejetteront cette évidence et pourtant ils développent avec beaucoup d’attention d’énergie et moyens un projet numérique parfois en connexion avec des sociétés basées à l’étranger. Ce qui s’est passé avec l’élection inattendue de Trump à la maison blanche, l’ingérence numérique de la Russie, est loin d’être une exception. Les manigances et intrigues qui font et défont la communication digitale sont aujourd’hui une équation à plusieurs inconnus. Les faux comptes Facebook, les groupes WhatsApp de lynchage, d’insultes et de dénigrement font d’énormes dégâts à la fois psychologiques et sociaux.
Dans certains partis politiques, la communication digitale est d’un enjeu tellement capital que des consignes sont données dans les groupes WhatsApp et Facebook pour noyer la communication adverse, supprimer les « ennemis » en les rendant invisibles, bref de véritables officines de fabrication de fanatisés snipers capables de débiter les pires insanités tout en les rendant normales. On assiste actuellement au Sénégal et dans le monde à un développement de véritables stratégies de guerre digitale entre partis ou entre pays. Les partis politiques forment à la haine et à l’agressivité et non à la démarche discursive qui devrait être la voie indiquée pour féconder des citoyens. On développe à outrance le manichéisme pour occulter les débats de fond : l’enjeu est désormais de quel côté « il est ». On ne préoccupe ni de vérité, ni de solution, ni de sens : dès que « On » fait partie de nous, il est bon et quand il n’est pas de nous, il est mauvais. C’est simple et dangereux mais c’est efficace : on ne fait pas la guerre avec le cœur. La sanctuarisation des postures partisanes n’est pas fortuite, elle rend contingente la question de la vérité et de la possibilité des solutions préconisées. L’efficience ou le réalisme d’un acte politique, d’un programme, d’une décision se jugent à l’aune du « moi » du chef de parti ou du parti lui-même.
Il y a donc un renversement ou, peut-être, une transmutation de la communication politique dans notre jeune démocratie. L’arène politique a connu de véritables monstres de la communication avec un niveau de discours à la fois profond et accessible au public. Le président Wade du haut de ses 26 ans d’opposition faisait preuve d’une spontanéité exceptionnelle en matière de communication. Qu’il lise un discours ou qu’il les improvise, ses allocutions étaient suivies d’action au niveau de la société. Jamais Wade, malgré ses connaissances dans divers domaines, n’a fait preuve d’arrogance dans ses propos. Il était même réputé être « très nuancé ». Idrissa Seck également est une icone incontestable de la communication politique traditionnelle : son timbre vocal, ses références coraniques et bibliques, sa connaissance de la culture sénégalaise, sa maîtrise du wolof et du français, sa culture générale, etc. sont des éléments essentiels d’une bonne communication politique. La jeune génération incarnée par Barthélémy, Sonko, Mayoro Faye, Nafi Diallo, Mame Mbaye Niang, Seydou Gueye, etc. ont d’énormes potentialités en matière de communication politique. Mais aux uns il manque la sagesse du discours, aux autres la fougue conquérante. Le problème est que l’univers politique détermine, du moins en partie, la nature et la qualité de la communication des acteurs.
Par Pape Sadio THIAM
Journaliste enseignant chercheur en science politique
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