Haine du pays, haine de soi et destruction de la raison par l’esprit fasciste

Partager l'article

Henri Heine, poète allemand disait bien avant l’avènement du fascisme que celui qui brûle un livre, brûlera un homme. Sa prémonition sera confirmée par la Nuit du Cristal qui consacra du 9 au 10 novembre 1938 le pogrome des Juifs.
Á chaque pays, ses particularités dans l’incubation et l’avènement de folies destructives. Et pour revenir à celui que nous avons cité pour servir d’explication à ce qui se passe actuellement au Sénégal, signalons que le pogrome des Juifs fut précédé par l’autodafé du livre, quand les membres de l’organisation estudiantine du parti nazi la Nationaler Deutscher Studentenbund mit au feu 20 000 ouvrages de personnes jugées alors comme des mal pensants.
Les autorités de l’Université de Dakar nous renseignent que rien qu’à la Faculté des Lettres, 20 000 documents ont été détruits, le parc automobile de l’UCAD ravagé: autre signe prémonitoire : les départements d’histoire et de philosophie et l’EBAD sont attaqués, comme si symboliquement, leurs auteurs voulaient détruire l’esprit critique et la mémoire dans notre pays.
Á l’étranger, les consulats de trois pays symboliques de l‘immigration et de la diaspora : Milan, Paris et New York sont fermés pour éviter d’analogues scènes.
L’image de notre pays qui se consume dans ces scènes est autrement bien plus insoutenable que la perte de biens matériels. Immense est la béance de la plaie.
Mais devenons nous croiser les bras et disserter sur tout et rien, en attendant un 28 janvier 1933, c’est à dire un défilé de ce qui fut cette lugubre procession aux flambeaux nazis avec ses torches nocturnes et vivre avec le tropical avatâr d’un règne proto-fasciste ?
L’idéologie autoritaire se nourrit de deux choses : la peur et la défaite de l’esprit. Et nous y sommes pleinement. Et le pire peut advenir. Dans cette donne majeure, la crispation politique du moment n’est que le détonateur, toute force politique ou sociale organisée qui pense en tirer profit, se trompe, par contre, c’est une autre chose, si évidement, elle en est l’épicentre. Les germes qui ont détruit d’autres nations ont parachevé, au Sénégal, leur croissance. De quoi est fait le totalitarisme qui a pris son envol au Sénégal ? Il est la rencontre de deux populismes : un laïc et un autre religieux, ils sont deux faux- frères, mais leur rencontre du moment programme aussi que le deuxième va éliminer cruellement le premier, car par essence, l’autoritarisme religieux est monolithique, il homogénéise et liquide toute diversité et diversification, ici tout est une question de temps et de circonstances.
Le Sénégal est à un tournant de sa vie politique, entre deux extrêmes : la civilisation ou la barbarie, la raison ou sa destruction.
Un autre signe du risque de basculement de notre vivre ensemble est qu’en sourdine, se faufilent une ethnicisation et une régionalisation de l’espace politique qui ne sont rien d’autre que la haine de l’autre. La haine de l’autre est la haine de soi, car elle déshumanise, elle est par définition déshumanisante.
La démocratie n’existe qu’à la seule condition que de la sécurité dans le pays puisse prospérer. Les dictatures s’auto-glorifient toujours des échecs des autres. De cette situation lourde de conséquences, chacun doit tirer des leçons, par une posture qui fait de la lutte pour la paix civile et le respect de l’autre la principale exigence du moment.
Autrement, le Sénégal risque de connaître une fatale terminaison de son récit national démocratique. En effet, ceux qui jouissent du système démocratique ne sont pas tous des démocrates, certains sont acquis aux idéologies identitaires, totalitaires et autoritaristes. Hitler a aussi fait son nom par les urnes, le FIS avait gagné les élections en Algérie, toute négation n’est pas dialectique, avertissait le philosophe Hegel.
De grandes difficultés économiques ont plongé certaines couches du Sénégal dans un climat d’incertitude et de peur qui s’expriment dans une religiosité qui est bien loin de la tradition cultuelle qui a fait la concorde de notre pays.
Mohammed Arkoun fut l’ami fécond et collaborateur de notre compatriote El Hadji Rawane Mbaye, à qui les élites non arabophones d’Afrique francophone doivent une énorme dette intellectuelle, par le fait qu’il a rendu accessible l’apport de la pensée soufie du Sahel. Chercher, trouver et garder l’équilibre et le consensus dans des sociétés gélatineuses comme les nôtres, est un impératif de la politique qui s’impose à tout le monde et à tout leader d’opinion. Cet axe central de la pensée soufie doit se refléter conséquemment dans le débat politique pour conjurer les extrémismes qui font l’air du temps.
Arkoun dirigea la thèse d’État de notre compatriote sur le soufi El Malick Sy, intitulée : La pensée et l’action d’El Hadji Malick Sy : un pôle d’attraction entre la Sharīʿa et la Tarīqa.
Dans son livre majeur, Pour une critique de la raison islamique, Arkoun dévoile le fossé entre le désespoir, le désenchantement des luttes anticoloniales, dites de liberté et l’humanisme islamique qui s’est développé jusqu’au 13e siècle et dont le parcours historique revisité peut nous faire saisir, en cette période de peur collective et d’incertitude, la nécessité au Sénégal de replacer l’esprit d’équilibre au centre de la culture politique et de l’idéologie dominante qui doivent façonner l’ordre social. Le salafisme a conquis des esprits dans certains lieux de culte, certains espaces de nos écoles et dans nos familles. La mondialisation ratée, la réduction de la démocratie en un simple scénario électoral, les crises éducationnelles au sein de la famille et à l’école ont rendu des esprits sensibles à toute stigmatisation et idéologies d’exclusion qui font le lit de la haine. Cette situation de haine sans précèdent constitue du pain béni pour les nouveaux et les anciens conquistadors, et si l’Afrique se disloque dans un nouveau partage de Berlin, c’est bien au Sénégal que la vraie grande manœuvre a débuté.
Si les dirigeants et les élites de notre pays ignorent cette complexité, ils deviennent nolens volens les complices d’un Sénégal qui sombre dans la barbarie.
Si je parle d’islam soufi, je pense à ces vers du poème complément (Ifhâm al-Munkir al-Jânî Réduction au silence du dénégateur) de El hadji Malik Sy, dont le descendant, l’actuel Khalif a renoncé à ses indispensables soins de santé pour être à côté des siens, en un temps de détresse morale et politique :
« Votre religion est celle de l’entente et de l’amour mutuel
Non celle d’inimitié ou d’agression séditieuse[…].
L’amour de la préséance n’entraîne que péril et faiblesse ».

Quiconque reste insensible à ces vers, ne mérite pas notre confiance, et pour terminer relisons ces vers d’Ibn Arabi qui nous sont si proches :
« Mon amour est devenu capable de toutes les formes

Une prairie pour les gazelles, un couvent pour les moines

Un temple pour les idoles, une Ka’ba pour le pèlerin,

Les Tables de la Thora, le Livre du Coran.

Je professe la religion de l’Amour, et quelque direction
Que prenne sa monture, l’Amour est ma religion et ma foi ».

Par Ibrahima DIOP, Professeur Titulaire des universités, Ancien Doyen de la Fastef

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*