« Être scientifique, c’est aussi avoir la capacité de la distanciation nécessaire par rapport à l’objet de recherche pour appréhender le réel »
Le débat sur la problématique genre occupe ces derniers temps l’espace public sénégalais qui ne cesse d’ailleurs de se rempiler quotidiennement d’évènements nouveaux. En ce qui concerne la question inhérente au « Genre », chacun y va de sa propre compréhension, de son appréhension subjective voire de son interprétation personnelle comme si le « genre » est une notion accessible à tous dépourvue de toute valeur scientifique. Ce qui n’est absolument pas le cas ! Les sociologues accordent une importance capitale aux « concepts » voire à la conceptualisation dans la démarche scientifique et, sans nul doute c’est l’une des raisons pour lesquelles l’un des pères fondateurs de cette discipline en l’occurrence, Emile Durkheim (1858 – 1917), recommande dans son ouvrage phare les règles de la méthode sociologique (1895) auxchercheurs de définir en amont ce dont il traite afin que nul n’en ignore le sens et la portée. « La première démarche du sociologue doit donc être de définir ce dont il traite, afin que l’on sache et qu’il sache bien de quoi il est question ».
Qu’est-ce que le Genre ?
Partant de cette recommandation durkheimienne, il importe dès l’entame de cette contribution de préciser, comme doivent le savoir tous les spécialistes de l’approche « Genre », que ce concept ne signifie vigoureusement pas le sexe comme l’explique merveilleusement bien le Pr. Fatou Sow Sarr, directrice du Laboratoire genre et recherche scientifique de l’IFAN, dans son article intitulé Le Genre dans la recherche scientifique. Elle y démontre de manière claire et nette que le sexe renvoie à un déterminisme biologique (physique ou physionomique, chromosomique X ou Y selon que l’on soit un homme ou une femme, organes génitaux masculins ou féminins). Cela veut tout simplement dire que le sexe est biologiquement déterminé alors quele genre lui est « une construction sociale qui renvoie à une société et à une culture » dès lors qu’il s’avère fondé que c’est le processus de socialisation des hommes et des femmes qui leur assigne des rôles différents, au niveau de la reproduction, de la production et de la distribution des responsabilités. En tant que « concept », le genre relève de la science avec son objet, sa méthode et ses outils d’analyse (OMO).
Pour faire office de science en effet, il faut répondre à un ensemble de critères unanimement définis par la communauté scientifique internationale. Il faut d’abord avoir un (i) objet d’étude spécifique (les relations hommes-femmes) ; ensuite (ii) une méthode tangible décrivant la démarche méthodologique (cadre théorique et conceptuel découlant du paradigme de l’égalité des sexes) ; (iii) des outils d’appréhension du réel voire de la réalité (les outils d’analyse genre sont très nombreux) et enfin (iv) l’universalisme des résultats (qui ne s’applique pas souvent dans les sciences sociales et humaines du fait de son objet et des réalités empiriques sous-jacentes). Voilà les critères immuables de scientificité qui font d’une discipline une science/ Popper va plus loin en inscrivant la « réfutabilité » comme critère déterminant de scientificité pour éviter effectivement que la science ne soit un dogme. Il préconise toutefois que « pour réfuter une théorie, il faut établir qu’elle produit deux propositions contradictoires ou une prédiction contredite par un phénomène reproductible (…) et s’assurer qu’elle ne peut jamais produire deux assertions contradictoires, ni jamais être contredite par l’occurrence d’un phénomène reproductible qu’elle prédisait impossible ».
Par ailleurs, le genre en tant que « approche » a fait un long chemin avant de s’imposer comme « outil d’analyse » devant permettre d’apprécier les disparités hommes – femmes dans les politiques en termes notamment prenant ses racines dans un cadre théorique reconnu. L’objet du genre en tant que concept scientifique est de démontrer le « caractère social » des représentations du masculin et du féminin ainsi que les rapports de pouvoir qui produisent des inégalités. En tant qu’approche, il a été précédé par deux autres approches à savoir l’insertion des femmes au développement communément appelé « approche IFD » qui avait prévalu dans les années 1950 – 1960 et l’approche femme et développement plus connu sous l’appellation « FED » au cours des années 1970 – 1980.
Du chemin parcouru par le genre
Pour rappel, la théorie de l’IFD est la première à émerger sur la scène internationale pour rendre compte la situation de vulnérabilité socioéconomique dans laquelle les femmes se trouvent majoritairement dans le monde. Son objectif final était alors de promouvoir le « bien-être » des femmes en allégeant leurs conditions de travail par la mise en place de programmes d’assistance. Pour cette approche, la conception selon laquelle le déterminisme biologique est à l’origine des disparités entre les sexes n’est d’autre qu’un prétexte fallacieux et non fondé, d’où l’urgence de repenser les rapports hommes-femmes au sein de la société notamment en ce qui concerne les politiques de développement socio-économique des pays et l’accès aux opportunités offertes par le marché. Elle met de ce fait en exergue, la ténacité des pesanteurs socioculturelles et la perception trop empreinte de préjugées du rôle et de la place de la femme au sein de la société. Partant de ces considérations, elle prône une participation effective des femmes dans toutes les initiatives de développement notamment dans les pays du Tiers Monde, où elles sont généralement confinées dans des rôles secondaires. La finalité de l’IFD était d’améliorer les conditions de vie des femmes en leur assurant une assistance sociale et en travaillant à la réduction de leurs charges de travail domestique.
Après près de vingt ans d’application, elle s’est révélée inefficace du fait qu’elle s’attardait trop sur des préoccupations secondaires et s’inscrivait dans une logique « assistantielle » qui confinerait éternellement les femmes dans une position attentiste et non dans une dynamique proactive en tant qu’actrices à part entière de développement. C’est pour pallier à cette conception isolée de la femme que va naitre l’approche FED au cours des années 1970.
Cette approche nouvellement instituée insiste sur le fait que les secteurs considérés « productifs » sont du domaine exclusif des hommes alors que les femmes sont cantonnées dans les travaux domestiques non productifs du point de vue de la comptabilité voire de l’économie de marchande. Elle appelle ainsi à une prise en considération du travail non rémunéré effectué par les femmes dans les sphères domestiques et qui permet cependant de garantir l’équilibre social et la reproduction biologique. La troisième conférence internationale de la femme convoquée à Nairobi en 1975 a été une occasion pour la communauté internationale de se pencher sur l’opérationnalité de l’approche FED. Au terme des débats, il lui a été objecté d’ignorer l’apport des femmes et leur contribution à la production de biens et de services dans leur communauté. Qu’il s’agisse de l’IFD ou de FED, il s’est posé un problème d’opérationnalisation du moment où les décideurs ne visaient que l’amélioration des conditions de vie des femmes et non la transformation des rapports de pouvoir qui confinent les femmes au bas de l’échelle dans l’accès et le contrôle des ressources.
C’est à la suite de ces critiques que l’approche genre et développement (GED) vit jour au cours des années 1990 et fut officiellement adoptée comme approche transversale pour analyser les disparités inhérentes au statut social de l’homme et de la femme, à leurs accès et contrôle des ressources, à l’accès au pouvoir ou aux instances de prise de décision, et surtout, dans son opérationnalisation, à l’identification de leurs besoins spécifiques conformément à leur statut social. L’approche part du principe que la pauvreté n’atteint pas de la même manière homme et femme selon les contextes et les réalités spécifiques à chaque terroir. Elle vise ainsi à lutter contre les disparités dont peuvent être victimes aussi bien les hommes que les femmes. Elle n’est pas de ce fait une approche résolument orientée vers la satisfaction particulière des besoins de la femme. Non ! Elle prend aussi en considération les préoccupations des hommes en matière de développement. Voilà ce qui fait qu’elle soit une approche transversale qui touche véritablement tous les domaines de la vie économique. Elle a cette particularité de toujours interroger le « milieu social » en termes de disparités quant à l’accès aux opportunités de développement et de veiller à ce que cela soit équilibré entre les deux composantes essentielles qui constituent la société à savoir l’homme et la femme. Son objectif est de corriger les disparités socioéconomiques défavorables à l’homme ou à la femme. Toute autre utilisation de ce concept en dehors de ces sphères relève de l’idéologie et comme le disait l’autre « quand l’idéologie entre le laboratoire, la science en sort et l’obscurantisme s’installe ».
Utilisation obscurantiste d’un concept scientifique
Le genre est utilisé majoritairement au Sénégal comme un concept « fourre-tout » dans lequel l’on ingère du tout et du n’importe quoi y compris de l’homosexualité. Tant que le genre est conçu comme tel (un concept fourre-tout), alors l’on peut se permettre toutes les aberrations puisque c’est aussi au Sénégal où l’on trouve des « experts » qui assimilent le genre à la femme. Une autre aberration car, comme le note le Pr. Fatou Sarr, « le genre n’est pas la femme et utiliser les deux termes de manière interchangeable est conceptuellement erroné. » Cependant, quand un ministre de la république qui est censé connaitre tonne haut et fort que genre signifie sexe et que ceux qui ne le savent pas restent très en retard de l’évolution des concepts et du monde, il peut alors être permis que des « profanes » de l’assimiler à l’homosexualité. Ce discours gagne de plus en plus du terrain, aussi bien en Europe que partout dans le monde, du fait qu’il est parfois porté par de vaillants et opiniâtres idéologues y compris des scientifiques de renom. Il est dès lors de notre ressort, nous autres scientifiques et chercheurs africains, de leur barrer la route parce qu’ils savent mieux que nous-mêmes que le genre n’a absolument rien à voir avec les LGBTI ou encore l’homosexualité.
Si par ailleurs des « chasseurs de primes » et autres « capteurs de fonds » courbent l’échine sous la pression financière d’organisations occultes dont la mission principale est de passer par l’ambiguïté de ce concept et les confusions engendrées jusque-là par celui-ci pour dérouler leurs agendas non avoués de promouvoir l’homosexualité au Sénégal, et plus largement dans les pays africains, il revient à la communauté scientifique nationale de leur opposer des arguments tangibles en vue de démontrer que tout cela n’est soutenu que par une idéologie fallacieuse. Tout autre démarche de la part de la communauté scientifique nationale voire locale revient tout simplement à accepter, de fait, que l’instance de validation scientifique se trouve ailleurs et que la science devienne « normative » pour reprendre aussi les propos de Pr. Cheikh Anta Diop selon lesquels « les africains sont persuadés que pour qu’une vérité soit valable et objective, il faut qu’elle sonne blanche » avant d’ajouter, « et ça, c’est un repli de notre âme qui doit disparaitre ».
Le Genre, et il faut le savoir et le retenir une bonne fois pour tout, est un concept scientifique opératoire, un outil d’analyse comme tous les autres et enfin un enjeu de développement visant à lutter contre les disparités dont peuvent être victimes hommes et femmes. Mettre « genre » à la place de « sexe » dans n’importe quel document et par qui que ce soit, est scientifiquement erroné ! Le sexe est biologique alors que le genre est un construit socioculturel qui étudie justement les rapports sociaux de sexe pour asseoir les bases d’une société marchant sur ses deux pieds.
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Abdoulaye CISSE, Psychosociologue,
Doctorant-chercheur à l’UPEC – Paris.
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