Coauteur d’un rapport sur la restitution de l’art africain, économiste et philosophe mais aussi essayiste et romancier, poète et musicien, le Sénégalais est l’un des grands intellectuels de sa génération. Il vient de publier deux nouveaux ouvrages
C’est une force tranquille. Une alliance peu commune de volonté, de détermination, d’humilité et de douceur. La crise sanitaire semble n’avoir pas eu de prise sur lui, comme en témoignent les distinctions qu’il a obtenues et ses projets qui ont pris forme en pleine pandémie de Covid-19. En décembre 2020, son nom est apparu – au côté de celui de Bénédicte Savoy, coautrice du rapport Restituer le patrimoine africain – au troisième rang du Power 100, un classement établi par l’Art Review des 100 personnalités les plus influentes du monde de l’art.
En juillet dernier, après treize années de bons et loyaux services à l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis du Sénégal, il a rejoint l’Université Duke, à Durham, en Caroline du Nord, où il enseigne désormais la philosophie africaine contemporaine. En janvier, il a publié La Saveur des derniers mètres, le récit de ses pérégrinations à travers la planète, de ses rencontres et découvertes de paysages physiques ou intérieurs. Et ce mois de mars, les Editions Actes Sud sortent Traces, un texte théâtral sous-titré Discours aux nations africaines: un homme, de retour sur sa terre natale, enjoint à ses frères africains de «tourner à nouveau leur visage vers le soleil, de reconquérir leur liberté et leur dignité, de continuer à marcher et élargir les horizons». En septembre, enfin, il sortira chez Gallimard un nouveau roman, Les lieux qui habitent mes rêves, un récit sur «la métamorphose, la fraternité, la guérison et les chemins qui mènent à l’apaisement».
Un calme olympien
Fils d’un colonel de l’armée sénégalaise et aîné d’une famille de 12 enfants, Felwine Sarr est né il y a 48 ans sur une île, Niodor, plantée au sud de Dakar, face à la Gambie. Cette île est sa matrice, son point d’ancrage. Ses habitants – des pêcheurs et des agriculteurs – ont la réputation d’avoir un caractère bien trempé et un sens aiguisé de la solidarité. Des qualités qui semblent ne pas faire défaut à cet ancien professeur d’économie dont le rapport Restituer le patrimoine africain a essuyé le courroux et les attaques des directeurs de musées et marchands d’art français. Face aux critiques, l’homme, qui ne hausse jamais le ton, conserve un calme olympien.
«Il a un mental à toute épreuve qu’il s’est forgé en pratiquant les arts martiaux et la méditation zen», observe Mohamadou Boye, ami de trente ans, universitaire et juriste vivant à Saint-Louis du Sénégal. Felwine Sarr répond sur le fond, du tac au tac et sans ciller, à ses détracteurs. «Pourquoi les Africains, qui ont été privés de près de 90% de leurs œuvres conservées hors du continent, n’auraient-ils pas droit à leur patrimoine? A ces objets hérités de leurs ancêtres qui disent l’histoire du continent, de sa créativité et de son génie? C’est absolument essentiel car l’histoire et le patrimoine jouent un rôle essentiel dans la construction d’une société. Les Européens comprendront tôt ou tard que c’est dans le mouvement de l’histoire, qu’il faut changer d’époque, changer de paradigme», insiste-t-il.
Etre utile au continent
Après un bac scientifique obtenu à Dakar, Felwine Sarr part étudier l’économie en France à la Faculté d’Orléans. Un choix de raison pour le jeune homme féru de littérature et de philosophie. «J’ai choisi une discipline qui pouvait être utile au continent. On nous disait que l’Afrique était sous-développée. Mes études m’ont permis de décoder les secrets de l’économie, et, par la suite, de déconstruire le concept de développement», explique-t-il. Pendant ses temps libres, il lit les grecs anciens, Nietzsche, les sages et les philosophes indiens et chinois, les mystiques chrétiens, Krishnamurti, Kundera, Bobin, et Quignard. Et fonde un groupe de musique reggae, Dolé, avec lequel il multiplie les tournées en Europe et publie deux albums.
En 2007, il revient en Afrique avec dans ses bagages un doctorat et une agrégation en économie. Il enseignera pendant treize ans, jusqu’en 2020, à l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis du Sénégal. En 2011, il est nommé doyen de la Faculté d’économie et de gestion et devient directeur de la nouvelle Unité de formation et de recherche des civilisations, religions, arts et communication, qu’il a créée. «Ses vraies passions sont l’enseignement, vocation qu’il accomplit avec une grande générosité, et la littérature, un champ qu’il n’a pas fini d’explorer», observe Nafissatou Dia Diouf, écrivaine et cadre d’entreprise sénégalaise travaillant à Paris.
Ses recherches sur la face cachée de l’économie le conduiront à remettre en cause les récits du développement, du progrès et de la modernité. Elles aboutiront, en 2016, à la publication, de l’essai Afrotopia, qui, diffusé en plusieurs langues, aura un retentissement mondial. Le livre vise avant tout à investir le terrain des imaginaires annexé par l’Occident, à dénoncer l’afro-pessimisme et les dystopies accolées à l’image de l’Afrique, continent prétendument mal parti, pour débusquer et mettre en lumière ses richesses, humaines, philosophiques, naturelles et économiques et sa vitalité.
Repenser le monde
Il s’agit en premier lieu, selon Felwine Sarr, de concevoir la vie autrement que sous le mode de la quantité et de l’avidité. «L’Afrique n’a personne à rattraper, écrit-il. Elle ne doit plus courir sur les sentiers qu’on lui indique, mais marcher prestement sur le chemin qu’elle se sera choisi.» Moraliste, le Sénégalais se fait le chantre d’une Afrique qui montre la voie en «bâtissant une civilisation plus responsable, plus soucieuse de l’environnement, de l’équilibre entre les différents ordres, des générations à venir, du bien commun et de la dignité humaine», pour «porter l’humanité vers un autre palier». Très lu en Europe, le livre a été un succès en Afrique, où les jeunes tout particulièrement s’approprient ses revendications et ses luttes.
«A Dakar, dans la rue, il est arrêté tous les dix mètres par des jeunes qui veulent le saluer et échanger avec lui», s’amuse Nafissatou Dia Diouf. Celle-ci décrit un homme d’une «grande patience et disponibilité», mais aussi «exigeant, voire intransigeant» quand il s’agit d’assurer la bonne marche d’un projet important, comme les Ateliers de la pensée de Dakar, qu’il a cofondés en 2016 avec Achille Mbembe afin de repenser la place de l’Afrique dans le monde, mais aussi de repenser le monde.
«Felwine est un philosophe, un écrivain, un poète et un musicien. Et accessoirement un professeur d’économie reconnu», pointe Mabousso Thiam. Ce juriste vivant à Dakar, cadre bancaire à la retraite et musicien, loue la «grande capacité d’écoute et la détermination» de l’économiste et écrivain, «ceinture noire de karaté, qui trace sa route avec méthode et détermination». Un «touche-à-tout, peut-être un peu trop gentil, mais qui va jusqu’au bout de ses engagements, ce qui est très rare.»
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