Un compagnon de longue date supposé en savoir beaucoup sur l´histoire de la répression politique dans les années de lutte clandestine m´a appelé pour me présenter ses condoléances. Pendant qu’on parlait d´Eugénie, il m´à dit : “Tu sais que jusqu’ici j’ignorais totalement ce que tu viens de me raconter sur Eugénie”. C´est donc le temps du témoignage. Je témoigne.
1973, 1974, 1975, le Sénégal est un pays où n´existe qu´un seul journal, une seule radio et une seule télé qui tous confondus, ne propagent que le discours officiel. Il existe aussi des prisons pour ceux qui ne sont pas d´accord. Eugénie Rokhaya Aw était de ceux-là. Aussi, contribuera-t-elle à la confection
du journal clandestin “Xare bi/La lutte” qui, à intervalles irréguliers, apparaissait simultanément partout dans le pays sans qu´on ne sache comment. Seul journal critique dans le pays, lanceur d´alerte avant la lettre, le Xare bi dénonçait la mauvaise gouvernance sous Senghor, faisait des révélations sur les détournements de deniers publics, la corruption et la concussion. Le journal avait une partie écrite en français et une partie en langue wolof caractères arabe (wolofal).
Les populations, sevrées d´informations crédibles sur ce qui se passait dans leur propre pays, se l´arrachaient comme de petits pains (sous le manteau bien sûr). Et puisque le tirage était très limité en raison des moyens eux-mêmes très limités, les ouvriers dans les quartiers populaires et les paysans dans les chaumières les plus reculées en faisaient des copies selon des méthodes qu’il n´est pas utile de décrire ici et les partageaient à leur tour dans leurs contrées respectives. Ce fut, il faut bien le dire, un très gros casse-tête pour le régime en place et sa police.
Ils se mirent donc à la traque et finirent par arrêter un des convoyeurs du journal (feu Ibrahima Wane) du côté de Mbour, le 2 juin 1975. Son sac de voyage était plein de Xare bi. Alors démarreront les séances d´interrogatoires et de tortures.
Eugénie Rokhaya Aw est arrêtée dans ces circonstances et jetée en prison. Elle y perdra l´enfant qu’elle portait dans son ventre. Dans le même temps, son époux à l´époque Mamadou Sow dit Abou subissait lui aussi les affres des tortures. Il en a d’ailleurs porté les traces sur son corps jusqu’à sa mort il y a quelques années.
Malgré son avortement du fait des conditions de détention, Eugénie a continué à être gardée en prison. C´est en ce moment que ses camarades de lutte arrêtés et envoyés en prison dans le cadre de la même affaire, ont déclenché une grève de la faim pour exiger sa libération immédiate et sans conditions. Après plusieurs jours de diète, le directeur de cabinet du ministre de la santé vint les visiter, accompagné du Professeur Birame Diop médecin des prisons. Ce dernier lui présenta l´un des grévistes qui avait commencé à vomir du sang. Pris de panique le directeur lui demanda de le soigner de force. Le professeur lui rétorqua fermement qu’on ne pouvait soigner de force une personne consciente et qu’il dégageait toute responsabilité face à tout ce qui pourrait advenir comme conséquence de cette grève de la faim. C´est après cela qu’Eugénie Rokhaya Aw a été exfiltrée de la prison et rendue à sa famille.
Le monde de la presse et les défenseurs de la liberté d´expression en général lui doivent une fière chandelle. Dieu a voulu qu´après tous ces sacrifices pour cette liberté d´expression, Eugénie, journaliste de profession, dirigeât la plus haute institution de formation des journalistes du Sénégal, le CESTI. Le hasard n´existe pas.
On ne peut épuiser ici la narration des combats démocratiques de cette grande Dame dans toute l´acception du terme.
Je joins à cet hommage son époux le Professeur Aloyse Raymond Ndiaye, un intellectuel de rang mondial aux côtés de qui Eugénie ne pouvait que continuer à briller.
Que la terre te soit légère ERA !
La lutte continue
Mamadou Diop “Decroix”
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