Et si on voulait briser nos plumes ? (Mody Niang)

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C’est pratiquement à la ‘Une’’ de tous les quotidiens de ce jour. Il s’agit, naturellement, de l’arrestation par la Division des Investigations criminelles (DIC) du Commissaire divisionnaire de police de classe exceptionnelle à la retraite, Boubacar Sadio[1]. Les raisons de cette arrestation seraient liées à sa dernière contribution, notamment publiée par WalfQuotidien du mardi 16 juin 2020. Le texte, qui prend toute la page 10, a pour titre : « Le Sénégal est malade de la perversion des principes républicains et de la déliquescence morale de ses dirigeants ». Le titre peut choquer, et a certainement choqué, en particulier ceux et celles de nos compatriotes qui ne suivent pas au quotidien comment notre pays est gouverné depuis le 1er avril 2000.

Dans son texte, le Commissaire Sadio s’est posé beaucoup de questions, pratiquement les mêmes que je me pose depuis vingt ans. Je ne suis, pas non plus, loin de partager toutes les affirmations qu’il y a faites. Il n’y aucun doute que du point de vue des principes républicains et moraux, notre pays se porte très mal. Le seul contexte que nous vivons ces deux ou trois derniers mois l’illustrent parfaitement. La Commissaire Sadio, en citoyen jouissant de tous ses droits et conscient de ses responsabilités, est bien fondé à interpeller le Président de la République, que moi je préfère appeler président-politicien.

Cet homme et son parti nous ont déclaré avoir parcouru, de janvier 2009 à février 2012, quatre-vingt mille (80.000) kilomètres et visité huit mille (8000) hameaux. Á l’arrivée, ils nous présentent leur ‘’Yoonu yokute’’, un programme dit révolutionnaire qui allait apporter des ruptures profondes à la manière dont notre pays est gouverné depuis le 18 décembre 1962. Le candidat Macky Sall s’est distingué surtout par des engagements et des promesses fermes et solennels, dont le ton ne pouvait laisser place à aucun doute. Sur la base de ses engagements et promesses connus de tous et de toutes pour que je n’aie pas besoin de m’y attarder, un peu plus de 26% des électeurs et des électrices lui accordent leurs suffrages le 25 février 2012. Ce qui le projette au second tour face à son ‘’ex-père’’, le vieux président-politicien. Le 26 mars 2012, il est plébiscité avec 65% des suffrages exprimés. Il est officiellement installé comme quatrième Président de la République le 2 avril 2012. Le lendemain, veille de la fête du 4 avril, il s’adresse pour la première fois à la Nation, en sa qualité de Président de la république. Le discours rassure et permet à ses compatriotes de respirer. J’en retiens ce qui suit :

« Au Gouvernement, je donne mission de traduire en actes la forte aspiration au changement massivement exprimée le 25 mars.
Cette occasion historique constitue pour nous tous, un nouveau départ pour une nouvelle ère de ruptures en profondeur dans la manière de gérer l’État au plan institutionnel et économique.
C’est pourquoi, je tiens à ce que toutes les femmes et tous les hommes qui m’accompagnent dans l’exécution du contrat de confiance qui me lie au peuple, comprennent et acceptent que cette mission ne crée pas une catégorie de citoyens privilégiés, au-dessus des autres et de la loi.
Au contraire, cette charge se décline en un sacerdoce sans ambiguïté : il est question de servir et non de se servir. Déjà, comme vous le savez, j’ai décidé de ramener à cinq ans le mandat de sept ans pour lequel je suis élu sous l’empire de l’actuelle constitution. »

Ce n’est pas tout. Pour nous rassurer encore plus, il poursuit :

« Gouverner autrement, c’est bannir les passe-droits, le favoritisme et le trafic d’influence ; c’est mettre l’intérêt public au-dessus de toute autre considération et traiter tous les citoyens avec la même dignité et le même respect. En outre, l’État et ses démembrements réduiront leur train de vie tout en restant performants.
Ainsi, afin de rationaliser nos dépenses budgétaires, éviter la dispersion de nos faibles moyens et revenir à l’orthodoxie administrative, j’ai décidé de ramener au strict minimum nécessaire la pléthore des Agences. S’agissant des missions à l’étranger, le Premier Ministre veillera, avec soin, à leur opportunité, à la taille et à la durée de séjour des délégations. »

Abordant la gouvernance économique, il se fait plus rassurant encore et déclare :

« S’agissant de la gouvernance économique, je serai toujours guidé par le souci de transparence et de responsabilité dans la gestion vertueuse des affaires publiques. Je mets à ma charge l’obligation de dresser les comptes de la Nation et d’éclairer l’opinion sur l’état des lieux. Je compte restituer aux organes de vérification et de contrôle de l’État la plénitude de leurs attributions. Dans le même sens, l’assainissement de l’environnement des affaires et la lutte contre la corruption et la concussion me tiennent particulièrement à cœur. À tous ceux qui assument une part de responsabilité dans la gestion des deniers publics, je tiens à préciser que je ne protégerai personne.  Je dis bien personne !

J’engage fermement le Gouvernement à ne point déroger à cette règle
. »

Nous vivons sous la gouvernance de cet homme depuis huit longues années. Je ne m’attarderai pas sur ses engagements fermes de ce 3 avril 2012, jour où il s’adresse pour la première fois à la Nation (qui perdra au fur et à mesure son ‘’N’’ pour ne se contenter que d’un minuscule ‘’n’’). Je laisse le soin au lecteur et à la lectrice de comparer ses engagements d’hier avec sa pratique quotidienne depuis huit ans. Tout juste, m’arrêterai-je un peu sur son engagement formel à restituer aux organes de vérification et de contrôle de l’État la plénitude de leurs attributions et à lutter contre la corruption et la concussion. Dans cette perspective, il exhumé la Cour de Répression de l’Enrichissement illicite (CREI) et créé l’Office national de Lutte contre la Fraude et la Corruption (OFNAC).

C’est exactement le contraire qu’il a fait : il a inhibé tous les organes de contrôle et laissé prospérer la corruption, la concussion et les détournements de deniers publics. Vingt-cinq (25) dossiers de l’OFNAC qui mettent en cause bien de ses proches dorment sur la table du Procureur de la République. Des rapports de l’Inspection général d’État (l’IGE) dont personne ne connaît le nombre gisent sous son coude. Parmi eux, des ‘’rapports publics sur l’état de la gouvernance et de la Reddition des comptes’’ dont la publication doit être annuelle, conformément à la loi qui organise l’IGE. Le dernier rapport public à être publié l’a été en 2015. Nous attendons depuis, ceux de 2016-2017-2018-2019. Pourquoi le président-politicien nous prive-t-il de ces rapports dont la vocation est de nous informer sur la gouvernance publique, droit qui nous est reconnu par la Constitution et le Code de transparence ? Qui protège-t-il ? Ne s’était-il pas engagé à ne protéger personne ? Il convient de rappeler quand même qu’au soir du 31 décembre 2019, après son adresse à la Nation et au cours de la conférence de presse qu’il a donnée après, il a publiquement et manifestement pris fait et cause pour Cheikh Oumar Hanne, ancien Directeur général du Centre des œuvres universitaires de Dakar (COUD), lui et son Ministre d’État, Secrétaire général de la Présidence de la République, alors qu’un dossier qui met en cause la gestion de son très proche était entre les mains du Procureur de la République. Il le nommera d’ailleurs, sans état d’âme, Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Je n’ai vraiment pas besoin de continuer, outre mesure, à des donner des exemples de reniements des engagements du président-politicien. Ils sont suffisamment connus même par les populations les moins averties. Ces temps derniers, une vidéo circule dans WhatsApp. Elle date de la campagne pour l’élection présidentielle de 2012. Le candidat Macky Sall avait consacré son temps d’antenne de ce jour-là à dénoncer ce qu’il appelait « le bradage de nos terres » par le vieux président qui, après les réserves foncières de la Zone de captage, de la Foire internationale de Dakar et de la Bande verte, s’en prenait aux milliers d’hectares de terre situés entre l’Aéroport international Léopold-Sédar-Senghor et la Commune de Ouakam. Quand on compare ses engagements formels de ce jour-là et ce qu’il fera plus tard, on a honte, on est indigné. La même honte, la même indignation nous ont habités quand, parlant de son frère cadet à l’occasion d’une de ses nombreuses apparitions à la télévision ‘nationale’’, il affirme qu’il ne prendra jamais un décret pour le nommer à un poste de responsabilité, quel qu’il soit. Quelques mois après, à la surprise générale, il le bombarde Directeur général de l’une des plus importantes structures du Sénégal : la Caisse des Dépôts et Consignations. Attrapé par l’Affaire Petro-Tim, il est obligé de démissionner. Cette Affaire Petro-Tim que le seul rapport de 2012 de l’IGE suffit à juger, ce rapport que la Présidence de la République dément avoir commandité. Dans quel pays sommes-nous ?

Notre président-politicien ne se limite pas au Sénégal pour débiter ses engagements sans suite. Il accorde des interviews à des journaux étrangers, notamment à ‘’La Croix’’ et à ‘’Jeune Afrique’’.

Ainsi, le lundi 12 mars 2012, il en a accordé une à ‘’La Croix’’, dont l’une des questions est celle-ci :

« Votre premier réflexe a été de vous rendre à Touba, la ville sainte des mourides où le président Wade vous a précédé. Les confréries sont-elles un passage obligé au Sénégal pour gagner les élections ? »

Réponse du candidat Macky Sall :

« On ne peut pas se rendre à Touba sans aller saluer le khalife général des mourides. Certes, les chefs religieux jouent un rôle – social – très important au Sénégal. Sur le plan politique, toutefois, ce sont des citoyens comme tous les autres. Dans le domaine religieux, privé, le marabout peut être l’autorité du président ou son chef spirituel, mais pas dans la vie publique. Si je suis allé à Touba, c’est parce qu’il s’agit d’un immense réservoir électoral. Mais, en ce qui me concerne, il est exclu d’accorder des faveurs ou un statut particulier aux marabouts. »

De cette réponse, on peut retenir au moins trois éléments : 1) selon lui, les marabouts sont des citoyens comme  tous les autres ; 2) Touba est un immense réservoir électoral ; 3) Il est exclu qu’il accorde des faveurs ou un statut particulier aux marabouts.

Une fois élu, il commence par retirer les véhicules de l’État que son prédécesseur avait distribués à certains marabouts, dont la réaction ne s’est pas fait attendre. Ils n’avaient surtout pas digéré qu’ils les aient traités de citoyens ordinaires. Le président nouvellement élu recule et rend les véhicules. Pour se faire pardonner les premiers propos et bénéficier au passage de l’immense bassin électoral que constitue la ville de Touba, il fait des visites répétées à la ville sainte, rampe devant ces ‘’citoyens ordinaires’’ et les couvre de privilèges. Le tout dernier de ces privilèges, ce sont les neuf hectares de terrain extraits d’un domaine militaire, qu’il a pris la lourde responsabilité d’octroyer à un seul marabout. Ce n’est pas moi qui l’affirme. Neuf hectares, c’est 90000 m2, soit six cents (6000) parcelles de 150 m2. Que ne les a-t-il pas donnés à la SICAP ou aux HLM pour la construction de logements sociaux pour nos dizaines, nos centaines de milliers de jeunes couples qui courent toujours derrière une maison. Cette décision de la part d’un Président de la République est une honte, presque un crime. Elle est immorale et antirépublicaine.

Le journal ‘’La Croix’’ lui pose une deuxième question, celle-ci :

« Jusqu’où êtes-vous prêt à aller dans la réforme de l’État pour que cessent la corruption et le népotisme ? »

Réponse du candidat Macky Sall :

« Évidemment, il faudra commencer par la présidence de la République. La Cour des comptes doit à nouveau contrôler les dépenses des agences présidentielles. Les autorités de régulation devront également retrouver leurs prérogatives dans l’attribution des marchés. Tout cela, en vue de donner un signal fort de bonne gouvernance. »

A-t-on besoin de s’attarder sur cette réponse ? Aujourd’hui, les différentes institutions, à commencer par la Présidence de la République, gèrent les budgets mis à leur disposition à leur convenance. Aucun organe de contrôle, ni la Cour des Comptes, encore moins l’IGE, n’osent seulement jeter un bref coup d’œil de ce côté-là. Que vaut vraiment la parole de cet homme-là qu’on veut nous obliger à respecter ?

Quatre mois après son élection, il accorde une autre interview à ‘’Jeune Afrique’’ du 3 juillet 2012. L’interview a eu lieu le 14 juin 2012 à Kaolack, où il présidait la réunion de son second conseil des ministres délocalisés.

Marwane Ben Yahmed, qui conduisait l’interview lui posa, entre autres questions, celle-ci :

« Comment comptez-vous incarner la rupture promise, vous qui avez tout de même participé, comme ministre puis chef du gouvernement, au régime d’Abdoulaye Wade et compte tenu de votre marge de manœuvre économique et financière pour le moins étroite ? »

Notre déjà président-politicien répond (retenez votre souffle !) :

« La rupture n’est pas qu’un slogan. C’est un comportement, celui que les dirigeants de ce pays doivent adopter. Humilité, sobriété et rigueur doivent régir notre action politique. Je vous assure qu’il s’agit bien là d’une rupture, profonde, avec les pratiques en vigueur sous mon prédécesseur… Avec moi, tout va changer. J’ai renoncé à deux ans de pouvoir, en ramenant le mandat présidentiel de sept à cinq ans et en m’appliquant immédiatement cette mesure, comme je m’y étais engagé. J’ai tenu, pour la première fois dans l’histoire de ce pays, à déclarer publiquement mon patrimoine, malgré les polémiques entretenues à dessein par mes adversaires. Visiblement, il vaut mieux ne rien publier et cacher son patrimoine, cela attire moins de problèmes. À la fin de mon mandat, je ferai le même exercice, et l’on pourra comparer… »

Il poursuivra :

« Les Sénégalais ont réclamé une gouvernance plus vertueuse, plus éthique. Nous avons l’obligation de rendre des comptes, de réduire le train de vie et les dépenses naguère somptuaires de l’État. J’ai, par exemple, pris la décision de vendre le second avion de la présidence. J’ai aussi trouvé un gouvernement composé de 38 ministres en arrivant, et je l’ai ramené à 25. C’est désormais l’un des plus réduits d’Afrique, et je vous assure qu’il aurait été plus simple pour moi de distribuer plus largement les maroquins (…). J’ai supprimé plus de 60 agences et directions nationales dont l’utilité n’était pas avérée. Autant de coupes qui ne réduiront en rien l’efficacité du gouvernement et de l’administration, bien au contraire… »

Je me garderai bien de commenter, moi qui suis familier avec ces déclarations sans lendemain. Le lecteur, lui, s’attardera sûrement sur ce qu’il dit de la rupture, sur son engagement qu’avec lui tout va changer. Mais le même lecteur passera rapidement sur son engagement à mettre en œuvre une gouvernance plus vertueuse et plus éthique, comme le réclament les Sénégalais (précise-t-il). Il s’arrêtera quand même un peu sur cet autre engagement, « l’obligation de rendre des comptes, de réduire le train de vie et les dépenses naguère somptuaires de l’État ».

Et que retenir de son gouvernement de 25 ministres, l’un des plus réduits d’Afrique et de sa déclaration d’avoir supprimé « plus de 60 agences et directions nationales dont l’utilité n’était pas avérée »? Comment, six ans après, ose-t-il nous regarder les yeux dans les yeux ?

Une autre question :

« Les Sénégalais souffrent et l’expriment. Ils éprouvent des difficultés à se nourrir, à se loger, à se soigner… Compte tenu de leurs attentes, immenses, ne craignez-vous pas de les décevoir ? »

Sa réponse en dit long sur le temps que nous avons perdu et que nous ne rattraperons jamais avec sa nauséabonde gouvernance. La voici :

« Je suis pleinement conscient de la difficulté de la tâche à laquelle nous sommes confrontés, mais je n’ai pas peur des défis. Il nous faut cependant, pour espérer changer les choses, modifier notre manière de gouverner et élaborer un nouveau paradigme en matière de conception de nos politiques de développement, avec plus d’efficacité. Il n’y a pas de miracle en la matière, seulement du travail, une vision, des compétences mises au service de l’optimisation de nos ressources. Pourquoi Taiwan, la Corée du Sud ou, plus près de nous, la Tunisie, qui étaient comparables au Sénégal au début des années 1960, ont-ils pu parcourir tout ce chemin et pas nous ? Pourquoi devons-nous toujours importer ce que l’on consomme dans nos assiettes ? Pourquoi ne pourrions-nous pas remplir les objectifs que nous nous fixons ? »

Dans sa réponse, il donne ce qu’il appelle sa conception de gouverner et se pose des questions pertinentes mais auxquelles, malheureusement, la gouvernance qu’il mène ne donnera jamais de réponses satisfaisantes. En tout cas, tant que notre destin sera entre ses mains, notre pays traînera lourdement les pieds derrière les pays qu’il cite en exemple.

Enfin, une toute dernière question, relative à l’audit des gestions passées :

« Y aura-t-il des personnalités intouchables ? Wade lui-même ou certains de vos proches ? »

C’est le déjà président-politicien qui répond ceci : « Personne n’est au-dessus des lois. Le temps de l’impunité est révolu. » Oui, c’est bien lui qui répond que « Personne n’est au-dessus des lois (et que) le temps de l’impunité est révolu ». Au lecteur d’apprécier. Quant à moi, je m’en arrête là pour cette fois. Avec ces quelques questions choisies parmi tant d’autres et les réponses que Macky Sall leur a apportées, on pouvait se faire déjà une idée du personnage. Dans une toute prochaine contribution, je passerai en revue certaines de ses décisions qui sont le reflet exact de sa gouvernance meurtrie. Le lecteur se rendra alors compte que personne ne peut nous empêcher de suivre pas à pas son immonde gouvernance et d’en mettre en évidence les plaies béantes et puantes.

En attendant, j’assure le Commissaire Sadio, un grand Sénégalais, de mon amitié et de ma solidarité agissante.

Dakar, le 23 juin 2012

Mody Niang


[1] Libre, il est rentré chez lui.

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