Critique citoyenne
«Ils font trop de poussière autour de la raison pour qu’on la voie entière»1
Lorsque l’affaire, qui a opposé la député de la majorité présidentielle de Benno bokk yaakar à ceux du groupe parlementaire de Yewwi askan wi, a éclaté à la session plénière de l’Assemblée nationale du 27 novembre 2022, on a vite fait d’identifier la mise en cause qui se nomme Amineta Ndiaye, à la dame de la fameuse chanson de Ablaye Ndiaye Thiossane reprise par Souleymane Faye. Et les députés qui se sont sentis offensés de reprendre le refrain : «bayyil linga nekke», c’est-à-dire «arrête de te comporter comme tu le fais». Je leur dis que Amineta Ndiaye ne changera pas. Tout au moins, elle ne le fera pas de sitôt. En tout cas pas tant que l’Hémicycle gardera la même configuration et baignera dans la même ambiance délétère. Pas avant que ses accusateurs et ses applaudisseurs ne s’accusent eux-mêmes et acceptent de changer. Amineta Ndiaye ne changera pas parce que ce pays n’est pas prêt pour le changement. Je ne parle pas de changement d’hommes à la tête de l’Etat ni de changement de régime politique, mais de changement des mentalités et des comportements.
Nous sommes grands amateurs de scandales et adorons les gaffeurs
Pourquoi donc Amineta Ndiaye changerait-elle, alors que le milieu ambiant ne lui a jamais été aussi favorable ? Elle est dans l’air du temps. Pour dire vrai, c’est elle que nous portons dans notre cœur, il nous faut le reconnaître, malgré ses écarts et ses excès. Nous nous plaignons d’elle, mais nous la chérissons, selon notre vilaine habitude de nous réjouir de cela même que nous dénonçons et faisons semblant d’abhorrer. En vérité, nous sommes grands amateurs de scandales et adorons les gaffeurs, et aurions pu chanter avec Souleymane Faye, après son long collier de critiques contre Amy Ndiaye : «Malgré mes récriminations, Dieu le sait, mes compagnons aussi le savent : c’est toi seule que j’aime !»
Et c’est vrai. Les plus jeunes le savent qui arborent un sourire moqueur lorsqu’un vieux dans mon genre leur conseille de quitter l’anormalité, ignorant qu’elle est devenue la règle et que maintenant c’est le normal qui est anormal. Voyez-vous : à force de réprimandes, elle se tenait tranquille dans son coin, Amineta, cependant qu’avec le temps l’on se colorait de ses nuances : on imitait son style, son timbre de voix et ses tapages, on empruntait son vocabulaire… Certains allaient même plus loin qu’elle…
Une sortie, et tout Yewwi se mobilise pour porter la réplique
Alors, sentant le moment favorable, elle a pris la parole. Pas le personnage de la chanson, bien sûr, mais son homonyme en question. Elle a pris la parole pour défendre son leader, non sans dénoncer celui de ses adversaires, comme c’est de coutume chez nos politiciens qui pensent qu’en dépréciant l’autre ils augmentent leur valeur. Une sortie : et tout Yewwi de se mobiliser pour lui porter la réplique. Même le tonitruant député, celui-là qui a eu le toupet d’accaparer l’urne et de chevaucher le mobilier de l’Assemblée nationale, à l’occasion de l’installation de la quatorzième législature, s’est dit offensé. Tous les persifleurs de Yewwi dont l’ambition est de saper la respectabilité du président de l’institution parlementaire, des ministres et du président de la République se sont dit offensés, tandis que ceux de Benno se réjouissaient. Même les insulteurs du net les plus influents n’ont pas eu autant de succès. Et je le répète : Amineta Ndiaye ne changera pas…
Car on est comme dans une compétition d’insolence. Et c’est à qui ira plus loin dans le contresens tracé à la cérémonie d’installation de la présente législature. Amineta Ndiaye ne changera pas. Pourquoi donc changerait-elle maintenant qu’elle inspire la mode comportementale, maintenant qu’elle est devenue légion et a fini de s’installer chez tous les sexes, dans tous les corps de métier, partout dans le pays ? Amineta Ndiaye ne changera pas. Bien au contraire…
Ces vérités toutes simples que nous avons tendance à oublier
Car il y a des vérités toutes simples que nous avons tendance à oublier : «Celui qui veut que son épouse soit respectée doit respecter l’épouse d’autrui. Celui qui veut que sa sœur soit respectée doit respecter la sœur d’autrui. Car on se comportera avec ton épouse ou avec ta sœur ou avec ta fille comme tu te comportes toi-même avec celles des autres.» Ainsi parlait mon père au jeune garçon que j’étais. «Si tu te conduis de façon malhonnête avec la femme de ton voisin, accepte de payer ta dette lorsque mal il se conduira avec ta femme.» «Car on te mesurera avec la mesure dont tu te sers», enseigne le Livre. Qui rêve de changer le monde doit commencer par se changer lui-même. Hélas, chez nous, aujourd’hui, on a tendance à oublier ces vérités toutes simples. Et les voleurs de crier au voleur, contrairement aux enseignements de la sagesse populaire wolof. Et les comploteurs de crier au complot. Et les irrespectueux de vouloir imposer le respect à ceux à qui ils manquent de respect…
Bref, tu ne peux pas faire de ta bouche un égout et avoir bonne haleine. Tu ne peux pas faire de ta langue un couteau contre les honnêtes gens et être en paix. Tu ne peux pas m’insulter et t’attendre à ce que je chante tes louanges…
On attise la braise des cœurs, et l’on se nourrit de la colère populaire
Et les discours de charrier la haine, tout naturellement. Surtout les discours politiques. Car l’adversité politique, chez nous, aujourd’hui, est devenue de l’animosité, et l’adversaire un ennemi à abattre : lui, ses enfants, son ou ses femmes… Et l’on s’épie, on se dénigre, on se dresse des pièges et des traquenards, on se souhaite le pire, on appelle la mort sur le camp adverse et le feu sur le pays. Et la calomnie devient une arme politique. Oui, parce que tout est permis, semble-t-il, s’il s’agit d’humilier et d’abattre un adversaire, un ennemi devrais-je dire. On jette de la poussière sur lui pour l’enlaidir. On jette de l’ombre sur sa vérité afin de l’obscurcir. On attise la braise des cœurs : on se nourrit de la colère populaire qu’on entretient comme on le ferait d’une fleur rare.
Ceux qui doivent parler se taisent, et les insignifiants occupent le devant de la scène
Tout le monde devient expert : transporter la rumeur s’appelle investigation, parler beaucoup signifie être savant, savoir fabuler signifie être convaincant, savoir insulter signifie être courageux… Et nous passons notre temps à faire le chapelet de nos bêtises, avec délectation. Nous en régalons nos enfants et nos petits-enfants. Et ceux qui doivent parler se taisent. S’il leur arrive de prendre la parole, ils ne manqueront pas de bégayer de peur de voir leurs avis pervertis par les consciences immatures promptes à condamner toute pensée qui ne sert pas leur projet. Mais le pire qui puisse leur arriver c’est de vouloir plaire à la foule vaine et menteuse. Là, ils deviennent pitoyables à l’image de l’Albatros de Baudelaire. Et le mensonge prend la place de la vérité. Et les insignifiants occupent le devant de la scène. Et deviennent impossibles les débats sincères où l’on cherche à convaincre, non à vaincre. Deviennent impossibles les dialogues et les retrouvailles entre pouvoir et opposition, comme cela se passait jadis, entre Diouf et Wade. Et la Nation se déchire : chacun pense être l’incarnation du bien, et l’autre celui du mal. Ils ne savent pas, les fous à lier, que le combat entre le bien et le mal a pour champ de bataille les cœurs des humains, le cœur de chaque homme.
Et l’on ose feindre l’indignation pour propos irrévérencieux
Et, cependant qu’on cultive la caricature, l’irrespect et le verbe qui ravale, cependant qu’on piétine les institutions de la République et qu’on tente de rabaisser tout et tout le monde, on ose feindre l’indignation pour propos irrévérencieux contre un marabout-chef de parti. Comme si l’on ne savait pas les implications de l’engagement politique, surtout dans une ambiance de possession collective. Comme si l’on ne savait pas ce que signifie la démocratie. Comme si l’on ne savait pas que la polémique est un tas d’ordures où l’on jette ce que l’on veut. Rappelons-nous : quelle autorité coutumière, politique et religieuse n’a pas eu sa part d’insultes dans le Sénégal d’aujourd’hui, par pure méchanceté, par amour du scandale, et de la part de qui ? Car, chez nous, par les temps qui courent, nous aimons tellement salir l’homme propre, déchoir le juste, rapetisser l’autorité. Or, le respect ne saurait être sélectif. Il est ou il n’est pas. On ne respecte pas un homme parce qu’il est riche, parce qu’il est célèbre, ou parce qu’il a gagné les élections. On le respecte parce qu’il est un homme. On le respecte parce qu’il est tout simplement. On le respecte parce qu’on se respecte. Et on le respectera davantage s’il est bon, juste, humble et généreux.
Il est temps pour nous de nous «créer des cœurs nouveaux que rien ne saurait détruire»2
Il est vraiment grand temps pour nous d’apprendre à nous respecter, à changer nos mentalités et nos comportements. Il est temps pour nous de respecter nos autorités, toutes nos autorités, même celles dont nous ne partageons pas les idées, même celles que nous combattons. Et c’est possible. Il est temps pour nous de laver nos cœurs. Alors seulement, Amineta Ndiaye changera, elle aussi, dans toute sa multitude : elle n’aura plus sa place parmi nous, telle qu’elle se trouve. Et si jamais il lui arrive de parler avec sa vieille langue, son discours soulèvera non pas notre colère, mais notre compassion. Et malgré nos différences, nous saurons nous serrer la main. Nous saurons nous dire du bien les uns les autres, nous appeler par nos plus beaux noms, et poursuivre sans anicroche, chacun de nous, le combat pour ce pays et ce Peuple.
La gifle, le coup de pied au ventre…, et encore, toujours, la rengaine du complot
Vous m’excuserez, chers lecteurs, d’ajouter quelque lignes à mon texte : c’est seulement après avoir mis un point final que j’ai eu échos de la gifle et du coup de pied lâches, administrés, en pleine session, à Amy Ndiaye, parce qu’elle a refusé les excuses qu’on lui réclamait et a osé le très habituel «maatey» (j’assume et m’en fiche) des dames de chez nous, suivi certainement d’un tchip, et que les hommes dignes de ce nom savent pardonner à la femme sénégalaise. Ce comportement ignoble et lâche qui doit être sévèrement sanctionné donne raison à l’édile de Gniby. Car, ces drôles de gaillards, qui ne savent pas qu’ «on ne doit jamais battre une femme – même avec une fleur !»3, ne méritent pas de recevoir ses excuses. Et ils viennent de montrer, comme dit Alioune Tine, de la Société civile, qu’ils n’ont pas leur place dans l’Hémicycle. Fadel Gaye, ex maire-sénateur, de renchérir : «Rien ne peut justifier qu’un homme lève la main sur une femme.»
Hélas, hélas, pendant que d’aucuns sont encore sous le choc de la gifle et du coup de pied au ventre, et craignent un avortement post-traumatique, les femmes de Yewwi, imitant en cela les leaders de ladite coalition, dénoncent je ne sais quelle manipulation de leur consœur de Benno par un pouvoir aux aguets, comme dans la fable de l’ivrogne qui accuse des conspirateurs imaginaires d’avoir déplacé son quartier qu’il ne parvenait plus à retrouver dans sa grande ivresse. Les plus incroyables débattent de la grossesse réelle ou fictive de la victime, de son âge véritable, de celui de son dernier enfant… Un tribun d’affirmer que la main de l’homme qui a frappé n’est pas une arme, mais que la chaise brandie par la pauvre dame pour se protéger en était une. Propos qui ont poussé une folle du président à lancer sa chaussure sur le fou de la politique qui ainsi s’exprimait. Peut-être pour le faire taire. Mais une folle peut-elle arrêter un fou ? Je ne crois pas. Bref, pour finir, je rappellerais aux autres qui évoquent les actes blâmables du passé pour justifier ceux d’aujourd’hui, que la démarche est grave et inquiétante : le cheminement normal pour un homme, pour un Peuple, c’est d’aller de la barbarie à la civilisation, de la nuit au jour. Le cheminement inverse est possible : on peut même aller de la nuit à une nuit plus profonde. Dieu nous en préserve.
ABDOU KHADRE GAYE
Ecrivain, président de l’EMAD
1. Victor Hugo : son poème : À Alphonse Rabbe
2. Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy Al Maktoum, chef religieux
3. Jean Anouilh, écrivain et dramaturge français
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