De Mobutu à Sonko, Pierre Goudiaby Atepa, l’architecte-médiateur

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Proche de plusieurs chefs d’État africains, l’architecte sénégalais a tenté une médiation entre Macky Sall et Ousmane Sonko. Un exercice dont il est coutumier mais qui, cette fois, a échoué.

« Monsieur le président, renoncez à briguer un troisième mandat. Vous risqueriez de sortir par la petite porte…
– Dans l’immédiat, c’est toi qui vas foutre le camp par la grande porte ! »
Cet échange, c’est Pierre Goudiaby Atepa qui le raconte. Nous sommes à la fin de 2011, à Dakar, au Palais de la République. Le président Abdoulaye Wade n’a pas encore été officiellement investi candidat à la présidentielle de février 2012 par le Parti démocratique sénégalais (PDS). Mais déjà, l’architecte sénégalais sent poindre la menace. Lui qui est aussi l’un des conseillers du prince vieillissant s’autorise à lui parler sans fard.
Abdoulaye Wade ne tiendra pas compte de cet avertissement. Mais, en mars 2012, au lendemain de sa défaite au second tour face à Macky Sall, alors que ministres et conseillers affluent à la présidence pour lui faire leurs adieux, « Gorgui » (« le Vieux ») rendra un bref hommage à celui qui avait tenté, en vain, de lui indiquer la sortie dans son propre intérêt. « Il n’y a que Pierre qui m’ait dit la vérité », aurait-il lâché, selon l’intéressé, devant l’assemblée de ses partisans déconfits.
« Si Abdoulaye Wade a tenté de s’accrocher au pouvoir, c’est avant tout à cause de son entourage, affirme Pierre Goudiaby Atepa. Il n’est pas le seul chef d’État africain à s’être ainsi retrouvé pris en otage par ses proches collaborateurs, qui avaient besoin, pour maintenir leurs privilèges, de le voir demeurer au pouvoir aussi longtemps que possible. »

Audience avec Macky Sall
Douze ans et demi plus tard, même lieu. Le 8 juin 2023, c’est cette fois Macky Sall, le successeur d’Abdoulaye Wade, qui reçoit Atepa au Palais. Ce jour-là, toutefois, il ne s’agit pas d’un tête-à-tête. Nommé, en janvier, président du Club des investisseurs sénégalais (CIS), l’architecte s’est joint à une large délégation du patronat qui avait sollicité de longue date d’être reçue par le chef de l’État.
L’audience enfin accordée télescope l’actualité brûlante. Depuis une semaine, Dakar, Ziguinchor et d’autres villes du pays sont le théâtre d’émeutes à la suite de la condamnation d’Ousmane Sonko à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse ». Pierre Goudiaby Atepa, qui fête ce 30 juin son soixante-seizième anniversaire, entend en profiter pour endosser le costume du vieux sage en quête d’une réconciliation entre Macky Sall et son plus virulent opposant, dont il est proche.
La mission de bons offices tourne court. Les pourparlers sensibles s’accommodent mal, il est vrai, des caméras de télévision. La veille, Atepa s’était entretenu avec les représentants du F24, la coalition de partis et d’organisations de la société civile opposée à un troisième mandat de Macky Sall. Il s’est aussi rendu discrètement au domicile dakarois d’Ousmane Sonko, pourtant placé de facto sous blocus depuis le 28 mai et auquel même ses avocats ne peuvent accéder. Le ministre de l’Intérieur, confie-t-il, ne s’y était pas opposé. Son objectif : obtenir des compromis et faire baisser la tension entre l’opposition et le camp présidentiel.

Reparti bredouille
Il repartira bredouille du Palais. Et pour cause : l’un des mots d’ordre qu’il avait repris à son compte avait de quoi courroucer Macky Sall, comme il avait irrité avant lui Abdoulaye Wade. Atepa, qui depuis quarante ans côtoie nombre de chefs d’État africains, entendait en effet obtenir du président sénégalais qu’il annonce sans tarder renoncer à un troisième mandat.
Mais ce genre de discussions se déroulent habituellement à l’abri des oreilles indiscrètes. Pas lorsqu’on est à la tête d’une délégation d’une trentaine de personnes représentant différentes branches du patronat. Dès le lendemain, l’ordre du jour parallèle évoqué lors de la visite des patrons est éventé par les médias, qui ne manquent pas de dévoiler la fin de non-recevoir sèchement signifiée par Macky Sall à Atepa. N’appréciant guère d’être ainsi mis sous pression, le chef de l’État a clairement indiqué à son interlocuteur qu’il resterait le maître des horloges.

Estime mutuelle
Dans l’entourage présidentiel, nul n’ignore que des liens étroits se sont noués depuis plusieurs années entre cet architecte blanchi sous le harnais et le turbulent leader des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef). Cette relation d’estime mutuelle entre Pierre Goudiaby Atepa et Ousmane Sonko a débuté durant la dernière campagne présidentielle, sous la longue véranda qui borde le jardin de la confortable Villa Éva, au bord de la Corniche ouest de Dakar, où Atepa reçoit ses invités.
À la fin de 2018, alors que lui-même envisageait de se lancer dans la course présidentielle – le scrutin était prévu pour février 2019 –, ce lieu était devenu un QG officieux de l’opposition. Un jour, l’opposant Malick Gakou, leader du Grand Parti, sermonne l’architecte casamançais. « Ousmane Sonko est ici, il est de Ziguinchor, et toi, tu feins de ne pas le connaître ! », lui lance-t-il.
Leur première rencontre en privé oscillera entre grand oral et entretien d’embauche. De 21 heures à 3­ heures du matin, Atepa jauge son interlocuteur après lui avoir posé cette simple question : « Pourquoi vous apporterais-je mon soutien ? » Ousmane Sonko plaide longuement, et, au milieu de la nuit, le septuagénaire finit par se laisser séduire par cet orateur-né, de trente ans son cadet, dont le destin politique semble ne pas devoir se cantonner à ces candidatures vouées à l’échec qu’on voit resurgir à chaque scrutin présidentiel et qui s’achèvent inexorablement par un score inférieur ou égal à 1­%.

Phase ascendante
À l’époque, Pastef est encore un parti de création récente, en phase ascendante. Aux législatives de 2017, avec seulement 37 535 suffrages sur 3,3 millions de votants, il n’a conduit à l’Assemblée qu’un seul député – Ousmane Sonko lui-même – grâce au quota de sièges attribués à la proportionnelle. Mais, en cette fin d’année 2018, la situation est inédite. Au PDS, la stratégie du « Karim ou rien » se révèle périlleuse. Toujours en exil au Qatar, Karim Wade risque en effet d’être déclaré inéligible pour le scrutin de février 2019 à la suite de sa condamnation, près de quatre ans plus tôt, pour enrichissement illicite.
Il en va de même pour Khalifa Sall, maire de Dakar déchu de son mandat, lui aussi exposé à l’inéligibilité après avoir été condamné, en 2018, dans l’affaire de la caisse d’avance de la mairie de la capitale. Parmi les poids lourds de l’opposition, seul Idrissa Seck semble alors en mesure de menacer la réélection du président sortant. Mais, après le galop d’essai des législatives, Ousmane Sonko rêve de s’imposer.

LE SOUTIEN QUE JE LUI AI APPORTÉ ÉTAIT SURTOUT MORAL. JE LUI AI PRODIGUÉ DES CONSEILS, ET SANS M’EN CACHER
« Le siège de Pastef avait été endommagé par un incendie. Je lui ai donc fait cadeau d’un lieu que j’avais loué pour mes propres activités politiques et dont j’avais préfinancé le loyer pour plusieurs années », indique Pierre Goudiaby Atepa. « Le soutien que je lui ai apporté était surtout moral. Je lui ai prodigué des conseils, et sans m’en cacher », résume-t-il.

Dans la cour des grands
Dans la soirée du 24 février 2019, Ousmane Sonko fait officiellement son entrée dans la cour des grands. Arrivé en troisième position lors d’un scrutin atypique, où seuls cinq candidats ont été autorisés à concourir (le système des parrainages ou les démêlés judiciaires de certains ont écarté pas moins de 27 prétendants), il totalise 15,6% des voix, non loin derrière le principal challenger de l’opposition, Idrissa Seck (20,5%). Macky Sall est quant à lui réélu dans un fauteuil, dès le premier tour, avec 58,2% des suffrages.
Deux semaines et demi avant le scrutin, Pierre Goudiaby Atepa avait joué un rôle discret dans le retour au Sénégal de l’ex-président Abdoulaye Wade. « C’est moi qui l’ai emmené de Paris à Dakar à bord d’un avion privé, indique-t-il. En atterrissant pour la première fois à l’aéroport international Blaise-Diagne de Diass, « son » aéroport, qui n’était entré en service qu’après son départ de la présidence, il était aux anges. »
C’est encore lui qui est à l’origine de la rencontre, largement médiatisée, le 9 févier 2019, entre le patriarche du PDS et le jeune loup de Pastef, à l’hôtel Terrou-Bi. « J’aurais souhaité que le président Wade lui apporte son soutien en vue de l’élection. Il ne l’a pas fait explicitement, mais cette rencontre a tout de même envoyé un signal fort », indique-t-il.

« Il aime jouer les mentors »
« Pierre est un homme très généreux, qui aime jouer les mentors, mettre en relation des gens qu’il apprécie et leur ouvrir des portes, estime un proche de Macky Sall qui le connaît bien. Son bureau et son domicile sont des lieux-carrefours où de nombreuses personnalités se croisent, sans considération d’âge ni de profil. Et son carnet d’adresses ne se limite pas au Sénégal : Pierre peut décrocher son téléphone pour vous mettre en contact avec un ministre en Côte d’Ivoire, en Guinée ou ailleurs. »
La liste des personnalités politiques qu’il a côtoyées, conseillées et parfois réconciliées est longue. « Il y a trente-cinq ans environ, il y avait des tensions entre le maréchal Mobutu et son homologue Denis Sassou Nguesso. J’ai pu convaincre Mobutu de se rendre à Oyo afin de régler cette brouille. Le lendemain de leur rencontre, nous prenions le petit-déjeuner avec le maréchal, à bord d’un bateau naviguant sur le fleuve Congo, quand Sassou l’a appelé pour sceller la concorde : “On me dit que Kinshasa est menacé par une pénurie d’essence : je t’en envoie un stock”, lui a-t-il dit. »
Cette fois, la médiation aura été couronnée de succès. Tout comme celle entreprise, à l’époque, pour réconcilier le président sénégalais Abdou Diouf et son ancien Premier ministre, Habib Thiam, alors en disgrâce. C’est encore auprès d’Abdou Diouf qu’Atepa avait plaidé la cause de l’un de ses amis, un général soupçonné de fomenter un coup d’État.
Bien avant cela, à la fin des années 1970, le bouillonnant architecte avait mis en garde Senghor au sujet de l’un de ses confrères, un architecte français très influent au Sénégal, qui exigeait qu’on lui verse sur un compte bancaire domicilié au Liechtenstein pas moins de 4 millions de dollars en contrepartie d’études censées déboucher sur la construction d’une cité destinée à la coopération française.
Ses talents de médiateur, ce Casamançais fier de ses origines les a bien sûr utilisés dans le cadre du conflit de basse intensité qui a débuté dans le sud du pays au début des années 1980, que trois présidents successifs ne seront pas parvenus à éteindre tout à fait. En tant que « président à vie » – comme il aime à se désigner dans un sourire – du Collectif des cadres casamançais, Atepa avait ainsi organisé la première rencontre, au palais de la République, entre l’abbé Augustin Diamacoune Senghor, leader du Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC) depuis 1982, et le président Abdoulaye Wade.
« Dès le début, cette rébellion a été alimentée par le fait que les Casamançais veulent être considérés comme des Sénégalais à part entière et non comme des Sénégalais entièrement à part », résume-t-il.
Pierre Goudiaby Atepa avoue éprouver pour Macky Sall « une grande affection ». « Quand il est vraiment lui-même, il est extraordinaire. Mais quand il se laisse aller à trop écouter son entourage, je ne le reconnais plus », confie-t-il. Lors de la clôture du Dialogue national, ce 24 juin, le chef de l’État a repoussé aux lendemains de la Tabaski le jour où il répondra enfin à la question que tout le monde se pose : sera-t-il candidat à un « second quinquennat » – ainsi que ses partisans qualifient ce scénario –, qui constituerait de facto un troisième mandat ?

JE CROIS QU’OUSMANE SONKO EST AUJOURD’HUI CONVAINCU QUE SEUL LE PEUPLE POURRA LE TIRER DE LÀ
Atepa saura-t-il, au cours des prochaines semaines, obtenir d’Ousmane Sonko des signes d’apaisement ? En juin, le bilan de la répression contre les manifestants et émeutiers rendus furieux par la condamnation du président de Pastef a été lourd. Outre les 23 morts recensés par Amnesty International (16, selon le gouvernement), des centaines de personnes ont été blessées et des dizaines d’autres sont détenues dans l’attente d’un jugement.

Droit dans ses bottes
Une accalmie durable est-elle envisageable ? Pierre Goudiaby Atepa se montre pessimiste. « Le président Macky Sall reste droit dans ses bottes quand il est question du troisième mandat et du sort judiciaire d’Ousmane Sonko. Quant à ce dernier, quand je l’ai rencontré, au début de juin, il n’était pas demandeur de quoi que ce soit. Je crois qu’il est convaincu que seul le peuple pourra le tirer de là. »
Maintenant que l’arrêt de la chambre criminelle du tribunal de grande instance de Dakar a été divulgué, le 28 juin, le sort de l’opposant risque de basculer, et il pourrait se retrouver en prison sous peu. Son mentor convient que, depuis le début de ses démêlés judiciaires, en mars 2021, le ton du président de Pastef s’est nettement durci. Il est allé jusqu’à défier les juges et le chef de l’État et à en appeler à la désobéissance civile. « Les Casamançais, et en particulier les Diolas, ont une sainte horreur de l’injustice et du mensonge, indique Atepa. Lorsque Ousmane a compris que cette affaire de viols était cousue de fil noir, comme disait Mobutu, il s’est rebellé. »

Jeuneafrique

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