La loi n° 96-07 du 22 mars 1996 portant transfert de compétences aux régions, communes et communautés rurales a consacré en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme le transfert de certaines compétences qui relevaient de l’État aux collectivités locales. En 2013, ce processus de décentralisation a été renforcé, via une troisième réforme territoriale et administrative d’ampleur : l’Acte III de la décentralisation. Cette réforme, qui marque une refondation majeure de l’action territoriale de l’État, a pour ambition d’organiser le Sénégal en territoires viables, compétitifs et porteurs de développement durable. Depuis le transfert de ces compétences, l’adoption de règlements d’urbanisme locaux au fil des années reste encore très dérisoire. En effet, les collectivités locales accusent un grand retard dans leurs missions de mise en place d’orientations, de politiques et de règlements d’urbanisme claires et efficaces en matière de planification de leurs territoires. Et s’ils existent, ces orientations, politiques et règlements peinent à être mises en œuvre, faute de ressources humaines, matérielles et financières.
Autrement dit, la pratique de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme au Sénégal fonctionne à l’abris de certains principes habituellement associés au développement urbain durable. À cela s’ajoute, pour la plupart des collectivités locales, une exploitation encore très timide des outils de réglementation qui fixent les règles, les normes et les critères d’évaluation encadrant les constructions et l’usage des bâtiments et des terrains.
Dans un tel contexte, comment peut-on aspirer à avoir des villes fonctionnelles, durables, écologiques et au diapason des meilleures théories et pratiques en aménagement du territoire et en urbanisme?
Il est plus que temps de repenser nos façons de bâtir nos territoires et d’interagir adéquatement avec eux pour un cadre de vie sain et futuriste.
Revoir nos façons de bâtir nos territoires
Prenons juste l’exemple du zonage qui permet de diviser un territoire en zones, en vue de contrôler l’usage des terrains et des bâtiments. Au Sénégal, il est clair qu’il y a un manque d’engagement savant dans le contrôle des usages et des constructions (cadre bâti non homogène). Dans les grands centres urbains comme Dakar, Thiès, Saint-Louis, Kaolack et Fatick, il peut être constater aisément le manque de cohérence dans certaines formes urbaines. Par exemple, un immeuble R+15 peut être construit à côté d’un immeuble R+1. Soit, il y a une absence de zonage qui réglemente la hauteur des bâtiments, soit il est mal pensé ou tout simplement non conforme aux règlements applicables. Le cas des constructions dans le domaine public maritime, notamment au niveau de la Corniche est révélateur du manque de sérieux dans le contrôle des constructions et l’application des règlements d’urbanisme en vigueur. Le cas de l’immeuble de Madiambal Diagne parmi tant d’autres immeubles, qui cachent des vues panoramiques très intéressantes sur la mer et le monument de la renaissance, est inadmissible. Une construction illégale restera toujours une construction illégale, peu importe si l’immeuble a obtenu toutes les autorisations nécessaires. En matière d’urbanisme, la délivrance d’une autorisation de construire non conforme à la règlementation en vigueur par les autorités compétentes ne rend pas conforme une construction illégale. En l’espèce, des recours en démolition doivent toujours être utilisés pour préserver le domaine public maritime. En ce sens, nous félicitons les nouvelles autorités qui ont mis en arrêt toutes les constructions en cours sur la Corniche afin de faire la lumière sur la conformité de ces constructions et sur les conditions d’émission des autorisations de construire pour certains immeubles litigieux.
Le zonage est aussi un moyen efficace pour développer un territoire de façon ordonnée au moyen du contrôle de l’utilisation du sol. N’y a-t-il pas un vide ou une mauvaise application des Plans d’Aménagement de Zone (PAZ) qui réglementent de manière détaillée l’utilisation des sols dans une zone donnée? Par exemple pour construire un terrain au Sénégal, certains règlements d’urbanisme n’exigent pas la présence d’espaces paysagers communément appelés espaces verts. Pourtant, ils jouent un rôle primordial dans l’aménagement et la gestion de l’espace. Au-delà des aspects esthétiques, d’amélioration de la qualité de vie et de la biodiversité et de réduction des îlots de chaleur urbains, les espaces verts contribuent à la purification de l’air en absorbant le dioxyde de carbone et en produisant de l’oxygène. Ils permettent également de limiter l’érosion des sols et de filtrer les eaux de pluie, contribuant ainsi à préserver la qualité de l’eau.
Par ailleurs, il est important de repenser la manière dont les villes du Sénégal se construisent dans leur évolution en optant pour des matériaux durables et respectueux de l’environnement. Dans les villes, tout est construit au béton (du béton partout). Ce matériau, très prisé pour construire des immeubles à bureaux, des logements, des infrastructures publiques et des équipements de transport, augmente la chaleur urbaine et entraine des problèmes d’inondation en limitant l’absorption naturelle de l’eau dans le sol. L’équilibre écologique est gravement rompu sans aucune alternative de canalisation capable de rétablir les routes et autoroutes de l’eau, du vent.
Il est essentiel de mettre en place des politiques de planification urbaine efficaces pour réguler l’occupation et garantir un développement durable et équitable pour tous. L’occupation illégale et anarchique de l’espace public observée à Dakar et dans toutes les villes régionales doit faire réfléchir et agir dans le sens de l’amélioration de l’environnement urbain. C’est l’occasion de féliciter les autorités du Sénégal dans leur effort de libérer certains espaces (Colobane, Rond-point Shell de Keur Massar…). Toutefois, il est important que le masla dans ce domaine cesse et que les collectivités locales entreprennent des actions plus structurantes et durables de déguerpissement sans complaisance. La congestion urbaine, la saturation des infrastructures, la dégradation de l’environnement urbain, l’augmentation des risques d’incendies, d’effondrements de bâtiments et d’accidents, la dégradation de l’image et de la réputation de nos villes sont le résultat de l’occupation illégale et anarchique de l’espace public.
Il est primordial de rationnaliser l’utilisation de nos infrastructures, équipements et espaces publics. Ces dernières années, l’État du Sénégal a investi beaucoup de milliards dans les infrastructures de transport (TER, BRT, autoroutes, routes…), mais le constat est unanime : ces grands projets sont souvent mal finis ou mal aménagés, notamment en ce qui a trait à la présence d’espaces verts attrayants et de mobiliers urbains de qualité. Les thiak thiak, les vendeurs à la sauvette, les mécaniciens de fortunes sous les ponts devraient inspirer les décideurs à contextualiser davantage les projets en aménagement et en urbanisme. Bâtir de telles infrastructures sans les accompagner d’infrastructures vertes (bande végétalisée le long des routes et dans les ronds-points, zones tampons naturelles, et bien d’autres encore) et sans répondre aux besoins de survie des premiers occupants est pour nous un travail précipité ou mal pensé. En plus, tous ces accompagnements jouent un rôle indispensable dans la rétention des eaux de ruissèlement, la réduction des gaz à effet de serre, etc.
Repenser l’assainissement au Sénégal pour agir autrement
L’assainissement et le cadre de vie sont importants dans nos sociétés actuelles, d’autant plus qu’ils peuvent impacter considérablement la sécurité et la santé publiques d’un pays.
Les inondations, qui touchent plusieurs villes du Sénégal depuis plusieurs années, ont notamment poussé les autorités à faire de la gestion des eaux de pluie une priorité à l’approche de chaque hivernage. Mais force est de constater que les hivernages se succèdent et passent, mais les problèmes restent, faute de mettre en place de vraies politiques d’assainissement. Pour enrayer ce fléau, il est important que l’État joue un rôle de premier plan et assume ses fonctions régaliennes en la matière, étant donné le manque de ressources financières et techniques des collectivités locales dans la planification et l’aménagement de leurs territoires.
Ce qui est surtout préoccupant, c’est la nature des mesures prises (très limitées) pour résoudre un problème structurel majeur. Il est temps que l’État prenne ce problème à bras le cœur et propose des solutions durables. Dans son blog en date du 23 février 2023, intitulé Les inondations au Sénégal, les bassins de rétention représentent-ils une partie de la solution? le Programme de gestion du littoral ouest africain relatait les propos de Pape Goumba Lô, professeur à l’Université de Dakar, géologue et environnementaliste, invité de l’émission radiophonique La Voix du Littoral qui mentionnait ceci : on a aménagé et urbanisé sans connaître les zones inondables et non habitables. À Dakar et sa banlieue surpeuplée, il y a des zones basses en termes de cuvettes comme Liberté VI, Castors, Maristes, Dalifort, Pikine, Diamniadio, et des zones hautes comme le Cap Manuel. Il y a de cela des dizaines de milliers d’années, il existait des voies naturelles de passage d’eau, avant la culture de la sédentarisation, avec la construction des habitations et par conséquence, tout travail d’aménagement à Dakar devait tenir compte de cette réalité. Mais en ne voulant pas se plier à cette exigence, la zone de stockage appelée zone de captage, occupée aujourd’hui anarchiquement ainsi Les Maristes, identifiée comme lieu d’écoulement, sont parmi les causes des inondations du moment car ne jouant plus leurs rôles naturels.
Vous l’aurez compris, des villes et des quartiers ont été aménagés dans des zones inondables, parfois même sans la présence des services (lots non viabilisées). L’heure est venue de voir l’État et les collectivités locales prendre leurs responsabilités en proposant des solutions à ces populations dans un esprit innovant et constructif (relocalisation, restructuration de quartiers avec l’installation, le renouvellement ou le remplacement d’infrastructures urbaines en matière d’évacuation des eaux pluviales).
Chaque acteur (État, collectivité locale, citoyen) doit prendre ses responsabilités face à son devoir de respect envers l’environnement dans un contexte de changements climatiques. L’absence ou l’insuffisance de politiques publiques en matière de collecte et de recyclage de déchets étant une des sources d’obstruction des réseaux d’évacuation des eaux pluviales existants, il est temps que les Sénégalais changent de mentalité concernant leur relation à l’environnement. Le fait de disposer de déchets de tout genre (sacs plastiques, bouteilles et autres encombrants) en milieu urbain, en milieu rural, dans la nature avec une indifférence totale ne nous aidera pas à éradiquer durablement la problématique des inondations.
Le Président de la République, son Excellence Bassirou Diomaye Diakhar Faye, a initié depuis son accession au pouvoir des journées nationales de Setal sunu Réew, incluant le curage des caniveaux, une initiative à saluer et à perpétuer.
Toutefois, si on veut mieux résoudre la problématique des inondations au Sénégal, des investissements importants dans la construction de réseaux souterrains d’évacuation des eaux pluviales (autoroutes de l’eau) et d’ouvrages de retenue et de rétention devront être réalisés. L’État devra être un principal acteur dans le financement de ces infrastructures et ouvrages compte tenu du manque de moyens financiers des collectivités locales. Ces dernières devront aussi être plus proactives dans le ramassage et le recyclage des déchets solides. Délocaliser la décharge de Mbeubeus de Malika dans le département de Keur Massar, en dehors des zones d’habitation serait le plus grand signal lancé des autorités que nous sénégalais devons agir autrement avec notre environnement. Elles devront aussi faire appel à des modes de gouvernance territorial limitant l’accès à des zones vulnérables, telles les zones inondables, et en optimisant les fonctions naturelles du milieu pour prévenir les situations critiques. Enfin, les solutions sont d’ordre sociopolitiques et passent par une sensibilisation des enjeux pour faciliter les changements de comportement et favoriser les innovations.
Réformer intelligemment nos lois, règlements et plans afin de moderniser la pratique de l’aménagement du territoire
Depuis la mise en application des lois, règlements et plans encadrant l’aménagement du territoire au Sénégal (Code de l’urbanisme, Plans Directeurs d’Urbanisme, Plans de Restructuration et de Régularisation Foncière, Plans d’Aménagement de Zone, etc.) combien de réformes ont été proposées afin de moderniser ces lois, règlements et plans? Y-a-t-il un monitoring ou un plan d’actions mis en place pour évaluer leur respect, leur mise en œuvre et leur efficacité sur le territoire ?
Je suis convaincu que de nouvelles propositions de lois ou d’amendements de ces lois en matière d’habitat, d’aménagement durable du territoire et d’urbanisme opérationnel doivent être mises en place sans tarder et qu’on veille surtout à leur application.
Aussi, il est une priorité absolue que les agences publiques en aménagement du territoire obtiennent les moyens de leurs politiques pour accompagner les collectivités locales dans l’application des orientations et politiques nationales en la matière. Il convient surtout de penser à relire pour actualisation, l’acte 3 de la décentralisation qui est un processus consistant pour l’État à transférer au profit des collectivités locales certaines compétences et les ressources correspondantes. Il est utile de reconnaitre que les collectivités locales sont des gouvernements de proximité. Elles interviennent en premier plan au niveau local et auprès de leurs citoyens. Pour cela, il importe de renforcer leur autonomie et leurs octroyer davantage de moyens financiers et techniques. Elles ne peuvent pas se développer sans des soutiens financiers significatifs de l’État. Parallèlement, elles pourraient aussi réfléchir à diversifier leurs sources de revenus (rationalisation des taxes foncières et taxes de services, investissements dans l’agriculture, le foncier, etc.). Une autonomie financière des collectivités locales, combinée aux transferts financiers de l’État, permettrait de solidifier leurs assises financières afin de mieux répondre aux besoins de leurs citoyens.
Enfin, cette contribution voudrait attirer l’attention de l’État, des collectivités locales et des citoyens que l’aménagement et l’urbanisme constitue un domaine sérieux et seule la science et la rigueur permettront au Sénégal d’aménager convenablement son territoire et d’urbaniser savamment ses villes.
Mbégou Faye
Urbaniste, membre de l’ordre des urbanistes du Québec (Canada)
Diplômé de l’université Gaston Berger de Saint-Louis, de l’Institut d’Urbanisme et d’Aménagement Régional d’Aix-Marseille et de l’université du Québec à Montréal.
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