À la veille d’un sommet de l’Union africaine qui se tient à Lusaka, en Zambie, à partir du 17 juillet, le président du Conseil européen est revenu pour Jeune Afrique sur les conséquences de la guerre en Ukraine dans les relations entre les deux continents.
Le 18 février, l’Union africaine (UA) et l’Union européenne (UE) bouclaient, à Bruxelles, la sixième édition de leur sommet conjoint. Au programme : zone-libre-échange, lutte contre le Covid-19, insécurité, l’initiative Global Gateway… Mais une semaine plus tard, à plus de 2 000 km de la capitale belge, le lancement d’une offensive russe en Ukraine est venu bouleverser le contexte diplomatique. Lors de la prochaine rencontre de l’UA, à partir du 17 juillet à Lusaka (Zambie), le président du Conseil européen, Charles Michel, prendra la parole en ouverture du sommet.
Bousculée par la montée de l’influence russe sur le continent, l’Union européenne est aujourd’hui confrontée aux conséquences, sur le continent africain, de la guerre en Ukraine. Le diplomate de 46 ans, ancien Premier ministre de la Belgique, est revenu pour Jeune Afrique sur cette nouvelle donne diplomatique et ses répercussions.
Jeune Afrique : Vous prononcez un discours, ce 17 juillet, à l’occasion de l’ouverture du sommet de l’Union africaine qui se tiendra à Lusaka. Quels seront les enjeux de ce sommet et de la coopération avec l’Union européenne ?
Charles Michel : Le sommet qui s’est tenu à Bruxelles en février a marqué un tournant dans la relation entre l’Europe et l’Afrique. Nous avons mis en place un nouveau paradigme avec une relation basée sur l’écoute mutuelle. Coïncidence piquante : quelques jours après, s’est déclenchée une guerre sur le sol européen. Elle a brutalement ébranlé le droit international, mais aussi induit des effets en matière de sécurité alimentaire, d’inflation, d’énergie. Ce sommet nous permettra notamment d’envisager comment réduire ensemble les effets néfastes de cette guerre.
Quels projets concrets pouvez-vous mettre en avant dans le cadre de l’initiative Global Gateway ?
Cent cinquante milliards d’euros sont mobilisés pour l’Afrique. Il faut désormais transformer tout cela en projets réels. Nous avons enclenché un partenariat pour la production de vaccins contre le Covid-19. Quelques mois plus tard, les premiers projets étaient lancés au Rwanda, en Afrique du Sud, au Sénégal et au Ghana.
Nous travaillons à présent à nous assurer que les grandes plateformes, comme Gavi ou Covax, viendront bien acheter les vaccins produits en Afrique. Lors de mes échanges avec [le président sénégalais] Macky Sall et [le Sud-Africain] Cyril Ramaphosa au G7 en Allemagne, nous sommes convenus de nous inspirer de ce que nous avions fait en matière de vaccins pour lutter contre l’insécurité alimentaire. Cela apparaît vital.
Cette volonté de remodeler la relation Europe-Afrique s’inscrit néanmoins dans un contexte où les pays africains se tournent de plus en plus vers d’autres partenaires, comme la Turquie, la Chine ou la Russie…
Les responsables africains sont souverains et libres de choisir leurs partenaires. Il appartient aux Européens de montrer que le projet qu’ils portent est attractif. Une dynamique sincère de respect mutuel a été instaurée. Est-ce que pour autant tout est résolu ? Bien sûr que non.
Comprenez-vous cette envie de se choisir des partenaires jugés moins « contraignants », notamment sur le plan de la démocratie ou des droits humains ?
Mon propos ne vise pas à juger la qualité des partenariats que l’Afrique conclut avec d’autres acteurs, mais à montrer celle de l’Union européenne et sa valeur ajoutée. J’observe que des pays africains qui se sont engagés dans des partenariats avec d’autres acteurs semblent aujourd’hui exprimer des regrets, parce qu’ils subissent un étranglement financier et se rendent compte que les infrastructures n’ont pas la qualité espérée au moment de la signature du contrat.
À qui pensez-vous ?
Je pense qu’ils se reconnaissent.
Dans le contexte actuel, l’influence grandissante de la Russie sur le continent menace-t-elle la relation entre l’Union européenne et l’Afrique ?
La manière dont la Russie et l’Europe envisagent leur présence en Afrique repose sur des postulats totalement antagonistes. Moscou a développé un business model visant à capter des ressources naturelles en échange de quelques maigres services sécuritaires, qui s’avèrent extrêmement peu efficaces et même violents pour les populations africaines.
Il y a un intérêt stratégique pour la Russie à entretenir la corruption, l’instabilité et l’insécurité au sud de l’Europe. À l’inverse, quand l’Afrique se porte bien, c’est une bonne chose pour l’Europe. Et quand elle est en difficulté, cela a des conséquences sur l’exportation des conflits ou l’immigration irrégulière, ce qui entraîne des débats compliqués chez nous.
Il y a pourtant une réelle demande de certaines populations africaines de renforcer la coopération avec la Russie…
La Russie utilise massivement la propagande, la désinformation, en un mot le mensonge, comme arme de guerre. Cela vise à dresser les jeunesses africaines contre des pays européens par le biais de narratifs mensongers et indignes. Notre défi est de restaurer la vérité et la transparence.
Comment l’UE riposte-t-elle sur le terrain de la désinformation ?
Soutenir une presse libre et indépendante est une manière de produire l’antidote à la désinformation. D’autant que des mensonges sont fabriqués pour porter des accusations graves contre des États – nous l’avons vu par exemple au Mali avec le groupe Wagner. Les services de renseignements européens ont pu rétablir la vérité, parfois même avant que ces opérations n’aient pu être menées.
Cela représente-t-il un défi ? Oui. Est-il difficile à relever ? Oui, car c’est aussi un espace où les Russes essayent d’instrumentaliser l’histoire entre l’Europe et l’Afrique, en particulier le colonialisme, pour tenter de semer la zizanie.
Au-delà de la guerre de l’information, comment l’Union européenne peut-elle riposter ?
Notre meilleur antidote est de montrer que notre partenariat est bénéfique et utile pour l’Afrique. Et c’est le cas par exemple lorsque nous parvenons au Rwanda, au Sénégal ou en Afrique du Sud à faire en sorte que les Africains soient maîtres de leur destin pharmaceutique. L’expérience a montré au contraire que là où des influences russes se déploient, il y a un impact. En Centrafrique et au Mali, cela se matérialise par davantage d’insécurité, d’instabilité et de pauvreté.
Considérez-vous néanmoins, qu’au-delà de l’influence russe, il y ait pu avoir des erreurs des pays européens qui expliquent ce rejet ?
Je ne veux pas parler d’erreur. Les historiens écriront l’histoire, il incombe aux hommes politiques de tirer les leçons nécessaires. Je crois fondamentalement qu’il y a depuis longtemps une attente légitime de la part des peuples et des leaders africains de respect et de compréhension mutuelle. C’est sur cette fondation que repose le paradigme que nous avons défini lors du sommet UE-UA.
Quelles sont les conséquences de la guerre en Ukraine sur la collaboration entre l’UE et l’UA ?
En Afrique, il n’y a pas la même lecture de cette guerre et probablement pas la même interprétation de ses conséquences. La meilleure manière d’agir est donc d’avoir un dialogue politique pour nous permettre, nous Européens, de comprendre les arguments de chacun, et pour nos homologues africains de comprendre pourquoi nous pensons que cette guerre est très grave.
Ce n’est pas parce qu’elle a lieu sur le sol européen, mais parce qu’un membre permanent du Conseil de sécurité, qui dispose de l’arme nucléaire, remet en cause la souveraineté d’un pays de plus de 40 millions d’habitants aux frontières de l’Europe et parce que cette guerre déclenche une crise alimentaire grave. Parce que ce sont des navires russes qui empêchent les exportations sur la Mer noire et des chars d’assaut russes qui détruisent les champs en Ukraine. Parce que c’est la Russie qui a choisi de faire de cette mer une zone de guerre totale et qui a décidé de stopper les exportations de grains, alors qu’il n’y a pas la moindre sanction européenne ni du G7 contre le grain ou les engrais russes. Sur tous ces sujets, des mensonges sont répandus.
Le blocage de céréales du fait du conflit ukrainien a de lourdes conséquences pour la sécurité alimentaire de l’Afrique. Comment l’UE et l’UA comptent-elles travailler sur la question ?
La première urgence est de faire en sorte de pouvoir exporter le grain bloqué en Ukraine. J’étais à Odessa il y a quelques semaines : il est stupéfiant de voir ces millions de tonnes de céréales dans des bateaux qui ne peuvent pas quitter l’Ukraine. Pour cela, nous avons immédiatement mis en place des routes alternatives. Plusieurs millions de tonnes ont déjà été exportées via la Pologne, la Roumanie… Mais cela prend plus de temps, trop de temps. C’est pourquoi nous soutenons les efforts des Nations unies pour trouver un accord et ouvrir un corridor humanitaire en Mer noire. Je salue d’ailleurs le soutien de la Turquie dans ces négociations.
Et sur le continent africain ?
Nous devons structurellement faciliter les capacités de production en Afrique. Cela requiert de faciliter l’accès aux intrants, à l’eau, de favoriser la construction de routes. Le travail a en ce sens a commencé en février avec l’Union africaine, il doit s’accélérer avec ce nouveau sommet.
Comment comprenez-vous l’abstention massive des pays africains lors du vote de la résolution de l’ONU sur l’Ukraine en mai ?
Je comprends qu’un certain nombre de pays africains ne voulaient pas apparaître comme étant dans un camp ou dans un autre. Même si ce ne sont pas les mêmes raisons qui ont poussé les uns et les autres à l’abstention, je peux dire, pour en avoir parlé ouvertement avec beaucoup de leaders africains, qu’il y avait la crainte de mesures de rétorsion. Mais il faut aussi souligner que plusieurs pays africains se sont levés sans ambiguïté sur le sujet et certains peuvent être soumis à des pressions. Je ne blâme personne. J’essaye de comprendre les motifs de ceux qui se sont abstenus et ne renonce pas à les convaincre.
Jeuneafrique
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