Les scènes de violence qui ont émaillé le déplacement du leader de Pastef, Ousmane Sonko, le jeudi 16 mars dernier, pour aller au tribunal où il devait comparaitre dans l’affaire de diffamation qui l’oppose au ministre Mame Mbaye Niang, ne laissent pas indifférents certains responsables d’organisation de défense des droits de l’homme. Interpellés par “Sud Quotidien” hier, vendredi 17 mars 2023, Alioune Tine, président fondateur d’Afrikajom center, Alassane Seck, président de la Ligue sénégalaise des droits humains (Lsdh) et Seydi Gassama, directeur exécutif de la section sénégalaise d’Amnesty international, sont montés au créneau pour tirer encore la sonnette d’alarme, en invitant notamment le Président Macky Sall à incarner son statut de père de la nation.
ALIOUNE TINE, PRESIDENT FONDATEUR D’AFRIKAJOM CENTER
«Nous avons un contentieux électoral prématuré sur l’éligibilité des candidats en 2024 et non une banale affaire de diffamation »
Les procès contre Ousmane Sonko, au regard de son statut de principal opposant, donne la perception forte auprès de l’opinion et particulièrement des jeunes qui le soutiennent, qu’on voudrait l’écarter de la compétition présidentielle de 2024. C’est la raison de la mobilisation de la jeunesse lors du premier procès d’Adji Sarr/Sonko qui s’est terminé par les émeutes de mars 2021, qui a fait 14 morts. La plainte pour diffamation posée par le Ministre Mame Baye Niang sur l’affaire Prodac qui a suscité beaucoup de controverses sans procès, il y a un an, qui est une banale affaire qui pouvait faire l’objet d’un débat sur un plateau de télévision, procède de la même logique d’invalidation de la candidature d’Ousmane Sonko.
« La mobilisation des moyens exceptionnels de sécurité pour le procès (…) donne la perception d’une persécution »
« Quand l’Etat mobilise des moyens exceptionnels de sécurité pour le procès avec des policiers qui encerclent la résidence d’Ousmane Sonko, l’empêchant de sortir, ou empêchant son fils d’aller à l’école, ça donne la perception d’une persécution et cela est amplifié par les images à peine soutenables par leur brutalité et leur absurdité de la vitre cassée de son véhicule qui a fait le tour du monde. Et celles de jeudi où il a été sauvagement extrait de son véhicule et gazé. Le résultat, c’est que lui et son avocat Me Ciré Ly, sont hospitalisés. Il est bon d’analyser quels pourraient être les effets de ces substances sur la santé des gens.
Du côté de Sonko acculé, il appelle à la résistance pour éviter le sort de Karim Wade et de Khalifa Sall exclus de la présidentielle de 2019, en vertu de l’article du code électoral L57. Il joue sa survie politique en appelant à la résistance consciente du soutien dont il bénéficie d’une jeunesse en quête d’idéal et de « messie » (Seydina Ousmane), pour sortir d’un horizon bouché. Une jeunesse dont le poids démographique constitue une force et une énergie politique électorale, la nouvelle donne du basculement politique et géopolitique en Afrique de l’Ouest.
C’est ce basculement politique et démographique ajouté aux ressources en gaz et pétrole et aussi la révolution digitale et numérique, qui sont en train de changer les enjeux de pouvoir au Sénégal. Il est de plus en plus difficile de s’appuyer exclusivement sur le pouvoir et les moyens de l’Etat, ou l’instrumentalisation des institutions et des textes, pour conserver le pouvoir dans un pays comme le Sénégal qui a une culture démocratique et une culture de résistance ».
«Macky doit appeler tout le monde au dialogue et Sonko à la fin des manifestations »
« La question de l’éligibilité avec ses « ambiguïtés »et autres « pièges » dans les textes, aussi bien dans la loi électorale que dans la Constitution, ont créé une incertitude sur qui sera candidat ou non à la présidentielle de 2024, à un an du scrutin. Cette situation d’incertitude est porteuse des tensions et des violences que nous vivons, nous devons en sortir d’urgence par le dialogue politique. Seul le leadership politique du Président Macky Sall peut prendre une initiative pour sortir de cette crise.
Nous avons un contentieux électoral prématuré sur l’éligibilité des candidats en 2024 et non une banale affaire de diffamation. Nous devons poser clairement le problème pour trouver la solution appropriée de sortie définitive de la crise actuelle. Mais aussi repenser le présidentialisme exacerbé qui se mue de plus en plus en autocratie sur l’ensemble des pays de l’Afrique et qui culmine au coup d’état militaire. Macky doit appeler tout le monde au dialogue et Sonko doit appeler à la fin des manifestations. Il faut dialoguer pour arrêter de tourner en rond et de compromettre la paix et la stabilité du pays ».
SEYDI GASSAMA, DIRECTEUR GENERAL AMNESTY SENEGAL
« Le Président doit respecter les libertés civiles et politiques, faire en sorte que lorsque l’opposition veut manifester, qu’elle puisse le faire pacifiquement ».
« Il y a plusieurs actes forts que le président de la République doit poser pour apaiser la tension actuelle, puisque c’est le Président qui a le pouvoir et c’est à lui de poser ces actes pour ramener la paix sociale dans le pays. On ne peut pas demander à l’opposition de les poser. Le premier qu’il doit poser, c’est de respecter les libertés civiles et politiques, faire en sorte que lorsque l’opposition veut manifester, qu’elle puisse le faire pacifiquement.
Car, il est maintenant clair pour tous les Sénégalais, que les troubles ne surviennent que lorsque les manifestations sont interdites. C’est là que nous assistons à des œuvres de défiance et évidemment à la violence. Donc que le Président Macky Sall respecte, surtout dans un contexte préélectoral, les libertés civiles et politiques notamment le droit des citoyens de s’exprimer et de manifester de façon pacifique et d’arrêter tous ces emprisonnements ».
Mettre fin à la judiciarisation de l’espace politique
« On doit également mettre fin à cette judiciarisation de l’espace politique. La justice n’a pas sa place dans l’espace politique. Si le Président Abdou Diouf avait utilisé la justice contre son successeur et principal opposant, Abdoulaye Wade, ce dernier ne serait jamais candidat au point de devenir 3e président de la République. Pourtant, il a été à plusieurs fois arrêté dans le cadre des manifestations politiques mais jamais le Président Diouf n’est allé jusqu’à chercher à le priver de son droit d’éligibilité. Ensuite, le Président Wade aurait pu faire la même chose lorsqu’il était aux affaires puisqu’il y avait énormément des choses et des déclarations qui ont été faites par ses opposants, y compris Macky Sall et qui pouvaient être utilisées pour les écarter du jeu politique. Donc il faut que l’on sache que le débat politique, c’est un débat ouvert, un débat où toutes sortes de dérivés ou même dérapages sont possibles mais, on doit éviter de judiciariser ce débat ».
Mettre fin à l’instrumentalisation de la loi par le parquet, pour mettre en prison toute personne qui fait une déclaration jugée contre le Président.
« Le parquet instrumentalise la loi pour mettre en prison toute personne qui fait une déclaration, jugée contre le président de la République. Aujourd’hui, même si, au niveau d’Amnesty, nous n’avons pas encore fait des recoupements mais, selon les informations du député Guy Marius Sagna, c’est plus d’une centaine de personnes qui sont en prison, simplement pour avoir exercé le droit à la liberté d’expression. On leur colle des délits tels que la diffamation, diffusion de fausses nouvelles, atteinte à la sûreté de l’État, tous ces délits qui sont caractéristiques des régimes dictatoriaux, sont aujourd’hui, en train d’être instrumentalisés à outrance par le régime en place, pour mettre en prison des dizaines de militants ou de sympathisants de l’opposition ».
Mettre fin aux procès politiques
« Ensuite, pour les procès en cours, je crois qu’on ne peut pas dire qu’ils n’ont pas des relents politiques, surtout celui en instance opposant le ministre Mame Mbaye Niang et le leader de Pastef, Ousmane Sonko. Ça fait quand même plus de 2 ans que les gens parlent de cette affaire du Prodac. La quasi-totalité des journaux du pays ont fait des articles sur cette affaire même s’il (Mame Mbaye Niang) dit qu’il a porté plainte contre des organes et qu’ils ont été condamnés. Mais, cela n’enlève en rien le fait qu’il y a tellement de gens qui ont parlé de cette affaire, qui a même fait l’objet d’un livre alors qu’il n’a jamais saisi la justice contre l’auteur de ce livre.
Donc, on ne peut pas penser qu’il n’y a pas de relent politique derrière cette plainte contre Ousmane Sonko, surtout quand on voit l’assurance avec laquelle il dit qu’il va jusqu’au bout dans cette affaire qui menace gravement la paix sociale. Il faut donc arrêter les emprisonnements systématiques, autoriser les manifestations, et surtout, dialoguer principalement sur le processus électoral pour la prochaine présidentielle. Comment faire pour ne pas laisser en rade les primo-votant, surtout avec cette courte période de moins d’un mois de révision des listes fixée par l’Etat ? Car, le pays est aujourd’hui en danger même si le pouvoir tente de nous faire croire le contraire ».
ALASSANE SECK, PRESIDENT DE LA LIGUE SENEGALAISE DES DROITS HUMAINS (LSDH)
« Le président doit aujourd’hui incarner son vrai statut de « père » de la nation, de chef de l’Etat, pour permettre à la paix de s’installer à nouveau dans le pays »
« Il faut savoir que nous vivons une situation extrêmement préoccupante sur le plan politique. Je dirais même que nous sommes tout près d’une impasse politique qui a commencé à s’installer dans le pays depuis les évènements de mars 2021, en perspective de la présidentielle de 2024 qui comporte plusieurs enjeux. Enjeux de conservation du pouvoir par le président sortant et enjeux de conquérir le pouvoir par l’opposition notamment, Ousmane Sonko. Aujourd’hui, toute cette tension qui a fini par diviser le pays en deux camps, est liée à ces enjeux. Je pense que l’élément essentiel pour le pays, c’est que le président de la République, Macky Sall, puisse faire un dépassement. Il doit aujourd’hui incarner son vrai statut de « père » de la nation, de chef de l’Etat, pour permettre à la paix de s’installer à nouveau dans le pays. Pour cela, il devra faire beaucoup de concessions, être au-dessus de la mêlée et accepter des compromis. Il devra surtout mettre de côté cette histoire de 3e candidature qui cristallise la tension et plombe la vie publique ».
Le Président a le devoir d’appeler un dialogue politique sein et serein
« Le président de la République a le devoir d’appeler un dialogue politique sein et serein. Il doit également éviter la judiciarisation les affaires politiques. Donc, la solution pour sortir de cette situation de tension que nous traversons, est entre les mains du président de la République. C’est à lui, en tant que garant de la stabilité nationale, de poser des actes d’ouverture, notamment en convoquant un dialogue sein avec toute la classe politique. C’est lui seul qui dispose la clé de déblocage de cette situation en mettant fin à cette stratégie d’invalidation des candidatures que nous avons vécue par le passé avec Karim Wade et Khalifa Ababacar Sall. Car, s’il y a toute cette tension autour de ce procès, c’est parce que beaucoup pensent que cela a été enclenché dans le but d’empêcher la candidature d’Ousmane Sonko par une condamnation judicaire ».
Sud Quotidien
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