La crise actuelle du coronavirus (Covid-19) a donné un nouvel élan à la nécessité, pour les pays africains, de créer des registres fonciers complets et à jour, selon le Centre africain sur les politiques foncières. Ceci pour protéger les droits fonciers des citoyens ordinaires, en particulier dans les zones rurales. ‘’EnQuête’’ a saisi l’occasion pour s’entretenir avec l’expert foncier Alla Kane, par ailleurs Inspecteur des impôts à la retraite, de la situation de la réforme du foncier au Sénégal.
Le Centre africain sur les politiques foncières plaide pour la numérisation des registres fonciers en Afrique. Au niveau national, où en est le Sénégal ?
Je suis pour une réforme foncière radicale, contrairement à ce qui se passe actuellement qui est plus informel. Parce que le Sénégal continue de vivre sous deux régimes de gestion des terres. Il y a le régime de l’immatriculation et le régime de droit coutumier. Là, la propriété est bien marquée, notée et, enfin, elle est en général définitive. Dès que vous avez un titre foncier, vous devenez le propriétaire définitif. Vous êtes inattaquable. Tout est publié dans des fichiers administratifs qu’on appelle la conservation foncière. Le second régime est celui du domaine national. Il régit la majorité des terres du Sénégal. Plus 80 à 85 % des terres sont sous le régime du domaine national. C’est une façon de formaliser l’informel. Parce que toutes les terres qui ne sont pas immatriculées tombent dans le domaine national et les terres immatriculées sont seulement 10 à 15 % de l’ensemble de la superficie de notre pays. C’est seulement ces terres qui sont gérées de manière claire, précise, car concernant des terres immatriculées, bien définies et bien gérées par des services qui sont là.
Le régime du domaine national date de 1964, avec la loi 64-46 du 17 juillet 1964 qui a instauré le domaine national. Car il fallait régler la gestion après l’indépendance. Quand on accédait à l’indépendance, il y avait deux régimes fonciers au Sénégal : l’immatriculation et le droit coutumier. Les terres qui n’étaient pas immatriculées étaient relevées de la gestion coutumière. Ce sont les chefs qui détenaient les terres et qui les géraient au nom de la communauté.
Quand on a eu la loi 1964, on a dit qu’il fallait faire une réforme foncière qui a donné la loi 64-46. Cette loi stipule que toutes les terres qui relevaient du droit coutumier devenaient propriétés de la nation. Ceux qui détenaient les terres sous le régime de l’immatriculation continuaient de détenir leurs propriétés. Et c’est ce qui continue jusqu’à présent. Pour moi, il faut immatriculer toutes les terres. Comme nous avons des institutions ici, il y a le pouvoir central et celui local, il faut essayer d’immatriculer les terres qui relèvent du domaine national dans les communes, au nom des communes d’abord qui vont les gérer. Et quand on aura immatriculé les terres, il y aura un second choix qui va intervenir : c’est la phase de la codification.
Quelle est la pertinence de cette codification ?
Il faudra codifier pour dire que ces terres qui sont immatriculées, comment on doit les gérer ; s’il faut y accéder, comment il faut faire. Quand on s’inspire du domaine de l’Etat, il y a un code qui définit le contenu, la nature de ce domaine, comment l’Etat gère ce domaine, comment le céder. Si on peut accéder à une terre immatriculée au nom de l’Etat, on introduit une demande que l’Administration instruit pour, en fin de compte, qu’on accède à notre demande. C’est ce qui manque au domaine national. On a laissé cela aux mains de collectivités locales qui font des délibérations qui ne sont pas gérées. C’est de l’informel. De mon point de vue, c’est de manière informelle qu’on gère les terres. Je me bats depuis longtemps pour qu’on immatricule toutes les terres du Sénégal, en nous basant sur l’expérience et en créant les conditions d’une gestion claire de ces terres. Quand on aura immatriculé les terres, l’autre phase sera la codification.
On a le code routier, le code forestier, celui de la pêche, etc. Les codes, c’est pour définir les modalités d’accès à une chose. Donc, il faut immatriculer. Les terres qui sont en milieu rural, on les immatricule au nom des collectivités locales qui vont avoir un patrimoine foncier. Mais, après, il ne faudra pas les laisser comme cela avec ces terres. Il faudra un code de gestion de ces terres pour dégager les voies claires par lesquelles ces collectivités doivent passer pour gérer. Ce sera l’occasion maintenant quand les jeunes auront des projets de déposer leur demande pour qu’on puisse leur affecter des terres, de même que les femmes rurales pour exploitations agricoles.
Mais je constate qu’avec le régime présidentiel, le régime politique qui est le nôtre, le pouvoir central n’est pas prêt à céder cette prérogative dans la gestion de toutes terres aussi bien celles du domaine de l’Etat que celles du domaine national. Il faut franchir le pas pour que le pouvoir local puisse avoir son domaine foncier qui est immatriculé à son nom, qui dégage également les modalités de gestion qu’on appelle le Code du domaine immobilier des collectivités locales.
Donc, on peut en déduire que l’immatriculation des terres est différente de la codification et la numération ?
La numérisation, c’est pour les pays qui n’ont pas de régime clair et précis. Il faut respecter le processus historique ; à savoir comment l’histoire s’est déroulée dans nos pays. Avant la colonisation, c’était le droit coutumier. La propriété était communautaire, collective. Il y avait les patriarches qui géraient les terres au nom de la communauté. Quand la colonisation est intervenue, la puissance coloniale a introduit un territoire foncier au Sénégal et dans les pays de l’ancienne AOF (Afrique occidentale française). Ils ont introduit l’immatriculation. On immatricule une surface au nom de l’Etat ou d’une famille sous le régime du droit coutumier et on dit que cette terre d’une superficie de tant d’hectares, appartient à telle personne. Et on l’enregistre dans un registre qu’on appelle le livre foncier. C’est ça la vraie numérisation. Cela porte un numéro. Donc, tous les titres fonciers sont numérisés et chaque région a son livre foncier. Quand tu vois DG, c’est Dakar-Gorée ; NGA, c’est Ngor-Almadies ; SS, c’est Sine-Saloum ; TH, c’est Thiès. Chaque région a son livre et quand on donne un titre foncier, on donne également un numéro. Ce qui est définitif et inattaquable. Parce qu’il y a un service qui est là et qui le gère.
Le titre foncier a également une vie. Quand on le vend, on va devant un notaire qui va, à son tour, à la Conservation foncière pour déposer l’acte de vente pour permettre au conservateur de pouvoir changer, pour mettre que M. X a vendu à M. Y telle terre à qui revient la propriété. Et si demain M. X mourrait, ses héritiers vont chercher un jugement d’héritier qu’ils vont déposer à la Conservation foncière et le conservateur va corriger le nom des héritiers qui se trouvaient le jugement d’héritier. Désormais, la propriété passe du défunt à ses héritiers. Et quand on le vend la propriété passe de vendeur à l’acheteur.
Le droit coutumier a résisté à la colonisation, mais les terres immatriculées ne couvraient que 2 % de la superficie nationale. Donc, les 98 % relevaient encore du droit coutumier, quand on accédait encore à l’indépendance en 1960. Les gouvernants qui sont venus ont étudié la situation se sont rendu compte qu’il fallait évoluer. Parce qu’on avait une nation indépendante. Ainsi, ils ont versé les 98 % des terres qui relevaient du droit coutumier dans le régime du domaine national. C’est l’Etat qui va surveiller la gestion de ces terres. Le Sénégal a tellement évolué qu’il faut faire le pas nécessaire qui est la réforme foncière intégrale qui va immatriculer toutes les terres. Celles rurales, on les immatricule au nom des communes rurales et les terres des communes urbaines, au nom des communes urbaines. Et dans la définition des terres du domaine national, il y a la zone des terroirs, les zones pionnières, forestières et les zones urbaines.
Les zones pionnières qui ne relèvent d’aucune institution, on les immatricule au nom de l’Etat du Sénégal. Et chaque commune aura son domaine foncier immatriculé à son nom. On aura délimité toutes les communes et ce sera très bien. Pour assurer la réforme, il faudra codifier la gestion au code du domaine foncier national ou communal. Comme on a un code du domaine de l’Etat qui réunit tous les domaines de l’Etat, on aura un code du domaine immobilier communal.
Mais, aujourd’hui, on laisse cela entre les mains des maires qui font des délibérations qui ne sont pas encadrées. Il n’y a pas de code. C’est ce manque de code qui fait que les maires font ce qu’ils veulent. Ce qui amène les conflits fonciers récurrents qui secouent nos pays. Pour la numérisation, il y a déjà, avec l’immatriculation, des terres qui sont numérisées. Mais il faut faire la part des choses. A la place de numériser, il faut dire immatriculer. Sinon, cela va créer une confusion et cela va encore retarder la réforme foncière qui est vraiment arrivée à son heure.
Si je vous comprends bien, l’immatriculation des terres va renforcer la transparence dans la gestion foncière ?
Exactement ! Maintenant, il y a le pouvoir central qui est le président de la République, avec le présidentialisme qui caractérise le régime politique. Avec la boulimie du pouvoir que nous avons ici, le président, quand il a un mandat, il veut un deuxième et quand il a un deuxième mandat, il cherche à avoir un troisième. Et le foncier est devenu une arme de guerre. Donc, le pouvoir central n’est pas encore prêt à céder au pouvoir local cette prérogative. Pour moi, la numérisation est quelque chose de limite. Qu’est-ce qu’on numérise ? Il n’y a que les terres de manière générale qui sont là, qu’on gère de manière informelle. C’est le conseil municipal, les maires dans les communes qui font ce qu’ils veulent, parce que rien n’est défini. Il y a la loi et ses décrets d’application.
Il y a des terres qui sont immatriculées au nom de l’Etat, d’autres au nom de particuliers, celles qui sont au nom des sociétés. La Sonatel a des terres, les banques ont des titres fonciers, etc. Quand on a un titre foncier, cela veut dire qu’on est propriétaire d’une parcelle de terre qui a un numéro qui est déjà numérisé. Donc, il faut qu’il précise ce qu’ils appellent numérisation. Tous les conflits qui ont lieu maintenant ne portent pas sur des titres fonciers. Ils portent plutôt sur le domaine national. Donc, il faut régler ce domaine national, nous pousser vers l’immatriculation une fois pour tout. Il faut aller au-delà de la numérisation, en immatriculant et en codifiant les terres qui relèvent du domaine national, pour régler définitivement les litiges fonciers au Sénégal.
Quel est le lien entre une bonne gouvernance foncière et le développement agricole, surtout en milieu rural ?
Si on a des terres immatriculées au nom d’une commune, elles appartiennent à celle-ci. On a la superficie totale qu’on a délimitée. C’est pour la commune et non pour le maire, ni pour le conseil municipal. Il faut, après, codifier cette propriété et pour accéder à ces terres, quelles sont les procédures qu’il faut faire ? Au niveau de l’Etat, il y a la Commission de contrôle des opérations domaniales (CCOD) et toutes les demandes faites sur la propriété privée de l’Etat doivent être d’abord traitées au niveau local avant d’arriver à la CCOD qui a une composition définie par un décret, toujours dans le cadre du Code des domaines de l’Etat. Ses membres se réunissent et se prononcent sur les rapports de toutes les demandes qui sont faites à travers le Sénégal et donnent leur avis. La CCOD peut donner un avis favorable et qu’elle transmet au directeur des Domaines qui le retourne au niveau des régions. C’est ainsi qu’on fera un bail avec une redevance par an. Et c’est comme ça qu’il faut faire pour la commune de Sangalkam.
L’immatriculation va permettre de moderniser les campagnes. Quand on aura immatriculé les terres, au nom des communes rurales, tous les villages qui relèvent de la commune, on va leur soumettre un plan de lotissement. On va enfin lotir les villages sénégalais qui ne le sont pas jusqu’à présent. Nous sommes au XXIe siècle, les villages ont la même configuration qu’ils avaient au début du XXe siècle. Il faut à partir de là, lotir, attribuer à chaque habitant du village le numéro de sa parcelle et essayer même des recettes pour renflouer les caisses de la commune, en demandant, par exemple, que chaque propriété de terrain donne chaque année 2 000 à 5 000 F CFA pour le budget de la commune.
Enfin, les habitants du village sauront la délimitation exacte de leurs parcelles et ils vont, à partir de ce moment, ils vont pouvoir transformer leurs conditions d’habitation, construire. On fera également la même chose pour les champs qu’on va délimiter et les donner en bail à ceux qui le veulent. Maintenant, le reste, on en fait un capital foncier pour les investisseurs qui voudront venir investisseurs dans le village. Il faut également des baux qui vont permettre des rentrées d’argent dans les caisses de l’administrateur. Cela a beaucoup d’avantages. Mais, dans la situation actuelle, c’est dans l’informel.
Source : Enquête
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