La nuit du samedi 28 octobre 2023 a connu à Kaolack un fait d’une extrême gravité. Un corps a été déterré d’un cimetière, trainé et brûlé sur l’espace public. Le « coupable », « un présumé homosexuel » pour reprendre le jargon médiatique. Une semaine après, cet acte est en passe de devenir un fait divers versé dans les poubelles de l’histoire, comme, semble-t-il, ce qui est resté de la calcination de ce corps mêlé à des pneus, pour faciliter la combustion. Je m’inscris donc exprès comme anachronique en revenant sur ce sujet une semaine après.
Il y a eu quelques réactions dans les jours qui ont suivi. Certains ont sévèrement condamné cet acte et d’autres, surtout dans les forums de discussion, l’ont approuvé, avec l’idée que ce corps ne devait pas souiller le cimetière et compromettre le salut de ceux qui y sont enterrés. Beaucoup de ceux qui se sont indignés devant cet acte ont employé le terme barbarie pour le qualifier. La barbarie est définie comme l’état d’un peuple, d’un acte, non civilisé. Traiter cet acte de barbare, c’est vouloir renvoyer les acteurs vers un passé qui en réalité n’a jamais existé. Parler de barbarie pour ce fait là, c’est, me semble-t-il, refuser d’analyser cette situation comme expression de l’homme d’aujourd’hui ici au Sénégal. C’est pour cette raison que je parle d’hypermodernité par rapport à cet événement.
Qu’est-ce que l’hypermodernité ? Certains penseurs utilisent ce terme aujourd’hui pour qualifier l’état qui succède à la modernité et la postmodernité. « L’hypermodernité dont le préfixe hyper désigne le trop, l’excès, l’au-delà d’une norme ou d’un cadre, implique en effet une connotation de dépassement constant, de maximum, de situation limite »[1].
Dans ce qui s’est passé à Kaolack la nuit du samedi 28 octobre 2023, il y a de l’excès. Le premier excès est de déterrer un corps d’un cimetière. L’histoire de notre pays nous montre que ce n’est pas une première pour les mêmes raisons. Cette fois-ci il fallait dépasser cet excès, il faut aller toujours plus loin dans le trop. Il faut non seulement déterrer un corps, le trainer et le brûler sur l’espace public. On est là dans l’excès de l’excès, une des caractéristiques de l’individu hypermoderne.
Un jeu de lumière !
J’ai regardé, sans la chercher, une des vidéos tournées sur cette scène, le dimanche 29 octobre 2023, c’est-à-dire le lendemain. Après le choc, j’ai été attiré par le jeu de lumière. Au centre un énorme brasier, aux couleurs feu que nous connaissons, mêlées d’une fumée noire. Tout autour en plus de l’exultation de la foule, j’ai remarqué de petites lumières blanches. En y regardant de plus près, j’ai constaté que ces petits points blancs étaient le reflet des écrans de téléphones portables qui filmaient. Oui il fallait filmer cette scène macabre : pour qui ? pour quoi ? pour tous les absents, dont moi-même, afin sans doute que nul n’ignore ce qui s’est passé cette nuit-là à ce lieu-là. Peut-être aussi pour revoir, revivre à souhait cette scène ; la surconsommation d’images, même les plus terribles. J’avais l’impression de voir là une foule de saints, siégeant à la cour céleste et assistant au jugement dernier d’un impie qui vient de mériter le feu éternel après la mort. Une des caractéristiques de l’hypermodernité n’est-ce pas une société sans limite ? Et que « dans cette
exigence de dépassement personnel, c’est une sorte de transcendance de lui-même que recherche l’individu, comme s’il était lui-même son propre Dieu, un Dieu qui aurait pris la place du Dieu tout puissant des religions traditionnelles »[1]. Il y a dans cet acte comme un effacement de la limite entre le ciel et la terre, entre la vie et la mort, une espèce de compression du temps.
La question de l’homosexualité et sa politisation.
Il faut peut-être poser la question de l’homosexualité de façon moins passionnée. En effet, si le mot homosexuel est relativement récent (XIXe siècle), signifiant l’attirance sexuelle vers une personne du même sexe ; le phénomène est connu de toutes les époques et sociétés. La mythologie égyptienne y fait allusion notamment avec les dieux Seth et Horus. Toutefois, il faut dire que chaque société gérait à sa façon ses cas. Parfois, des initiations ou des rituels pouvaient intégrer, du point de vue de la construction de l’individu, un renforcement de l’identité sexuel de ses membres, surtout chez ceux dont elle pouvait être flottante.
Mais alors, d’où viendrait cette attitude d’hostilité extrême à une situation qui n’est pas si étrangère à nos sociétés, même africaines ? il faut peut-être chercher les raisons dans la manière dont la question est posée comme une variante de la modernité occidentale. Le point de vue unilatéral sur la sexualité de manière générale que « l’Occident » cherche à imposer à ceux qui sont considérés comme les autres, a finalement ruiné le modus vivendi que des sociétés avaient trouvé pour certaines questions liées à la sexualité. Tous ces programmes qui cherchent habilement à imposer à tout prix le point de vue de l’Occident sur la sexualité, et sur l’homosexualité plus précisément, ne cessent de mettre en danger des individus qui n’ont pas nécessairement choisi cette orientation sexuelle.
Par ailleurs, la politisation à outrance de la question ici au Sénégal fait que traiter son adversaire politique d’homosexuel ou de pro-homosexualité est une façon de le traiter « d’Occidental », de vendu etc. Ce qui s’est passé à Kaolack le 28 octobre 2023 n’est pas à rejeter comme un acte d’un passé imaginaire, mais comme une autre façon de se positionner sur l’espace politique, en allant encore plus loin que ce qui a été fait dans le passé. L’inquiétude serait de se demander ce qui pourrait être plus loin encore que déterrer un corps pour le consumer !
L’humain dans nos cultures
Il y a donc lieu, pour nous qui sommes si fiers de nos cultures, de nous tourner vers elles et de les interroger. J’apprends par exemple de la culture jóola, que je connais le mieux, que l’homme étant sacré, son corps après la mort l’est aussi, peut-être même plus. Commettre un acte indu à l’endroit d’un corps mort, c’est s’exposer aux sanctions des autels royaux, qui garantissent l’intégrité de l’humain vivant ou mort. Découvrir accidentellement un cadavre vous rend redevable de lui offrir une sépulture digne. Il est sans doute important pour ces questions passionnées de revenir aux fondamentaux de ce que nos ancêtres nous ont légué. On ne peut pas avoir agi avec tant de violence sur un corps sans l’avoir au préalable déshumanisé, ou peut être aussi sans l’avoir transformé en ennemi dangereux. Et lorsqu’on pense qu’un cadavre est dangereux et qu’il n’est bon qu’au feu, on pose autrement notre rapport à la mort et à l’au-delà.
Comme chrétien, l’épisode biblique que m’a inspirée l’affaire de Kaolack est celle dite de la femme adultère. La page d’évangile rapportée par Saint Jean montre comment les spécialistes de la Loi juive (Scribes et pharisiens) amènent à Jésus une femme « surprise en adultère ». Dans la Loi, argument-ils, Moïse nous a demandé de lapider ces femmes-là. Et toi qu’en dis-tu ? Et Jésus leur répondit : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre ». A ces paroles, les accusateurs se retirèrent en commençant par les plus âgés. Et Jésus dit à la femme : « personne ne t’a condamnée ? » « Moi non plus je ne te condamne pas : va et désormais ne pèche plus » (Jn 8, 1 – 11). Jésus refuse ici de réduire cette femme et ses accusateurs à leur péché. Il leur ouvre une nouvelle porte.
Descendons donc de la cour céleste pour nous placer à notre position de pauvres pécheurs, à qui Dieu fait constamment miséricorde.
Jean Baptiste Valter MANGA
Anthropologue
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