80ème anniversaire du massacre des Tirailleurs sénégalais : Thiaroye sang histoire

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Le Camp de Thiaroye, où a eu lieu le massacre des Tirailleurs sénégalais en 1944, est devenu essentiellement une zone civile avec la construction d’édifices scolaires, commerciaux et médicaux. Le Camp Lieutenant Amadou Lindor Fall, qui héberge le Bataillon des parachutistes, où se tiennent demain les festivités commémoratives du 80ème anniversaire de cette tragédie, est la seule installation militaire qui a résisté à son démantèlement au début des années 2000.

Le massacre de Thiaroye a provoqué la mort de 35 ou 70 morts officiellement, voire plus, en attendant que la lumière soit faite sur cette tragédie. Et aujourd’hui ? Les interrogations se poursuivent, entourant d’un épais voile noir de mystère cette tuerie.

Au Camp de Thiaroye, les réponses sont peut-être ensevelies sous les fondations des bâtiments administratifs et commerciaux érigés partout dans ce vaste endroit qui aurait dû être un sanctuaire mémoriel. A quelques heures de la commémoration de l’évènement, les ouvriers essaient d’embellir les lieux pour masquer derrière le décor les herbes sauvages, le foirail où s’agglutinent quelques bêtes dans une aire réduite. Dans un mouvement d’ensemble, les maçons pétrissent du ciment à l’intérieur des blocs remplis de béton noir et blanc pour camoufler les flaques d’eau et la boue.

La route principale, qui mène au Camp Lieutenant Amadou Lindor Fall où est logé le Bataillon des parachutistes, a été refaite en un temps record. Cette voie cabossée est devenue un asphalte large et lisse. Les techniciens posent les pavés sur les trottoirs peints à la chaux à la va-vite. Prévues demain, les commémorations du massacre de Thiaroye 44 s’accélèrent dans ce camp situé dans le ventre mou de la banlieue.

Mémoire saccagée ?
Aujourd’hui, il ne reste que le Bataillon des parachutistes, qui occupe une portion congrue. Il est surplombé par le Lycée de Thiaroye, ceinturé à gauche par l’Hôpital de Pikine. Or, il était gigantesque, un trait d’union entre plusieurs quartiers de la banlieue dakaroise : Guinaw Rails Nord, Thiaroye Gare, Diamaguène, Diacksao et Sam-Sam. Son démantèlement, entrepris par Me Abdoulaye Wade en 2005, a enterré une partie de son histoire. Pour les banlieusards, le Camp de Thiaroye était un rendez-vous des jours de gloire majuscule des parachutistes, ces oiseaux suivis depuis le ciel par des gamins subjugués par leur audace et leurs performances. Les cris «Dina Dina», entonnés par des enfants, échappés de leurs domiciles sans l’autorisation parentale, pour saluer ces instants de gloire du Capitaine Dina Ndiaye et aussi de Momar Ka, qui étaient des dieux, font partie des marqueurs de ce camp tombé en désuétude. Ils étaient admirés et ont sans doute suscité des vocations auprès de ces joyeux drilles qui les attendaient à leur descente. Au milieu des champs d’oseilles qui poussaient sur des dunes de sable. Sans oublier les après-midi de distribution de «grailles», des soirées dansantes au Cercle Mess des officiers.

Saut des parachutistes !
La fin d’une époque. Avec sa désaffection, une histoire s’est achevée, supplantée par une «cantinisation» outrancière à la lisière et à l’intérieur du camp. Dans ses anciennes installations, l’Etat a autorisé la construction de centres commerciaux, des infrastructures scolaires comme le Lycée de Thiaroye, l’Inspection d’académie de Pikine-Guédiawaye, routières comme le Pont de «Poste Thiaroye» où se situait jadis l’une des deux entrées principales du camp, et l’autoroute à péage, qui sont venus s’ajouter aux écoles élémentaires admises dans l’enceinte du camp depuis des décennies. «Cela pose le problème des lieux de mémoire. Quand on spolie, disons ces lieux de mémoire, on y met tout, on efface aussi la mémoire. L’autoroute à péage, qui traverse un peu une partie du camp, devrait être accompagnée. Je pense que cela a été fait par ce qu’on appelle une archéologie préventive», avançait Mor Ndao, professeur d’histoire, interrogé par Le Quotidien lors de la commémoration des 75 ans de ce massacre de Tirailleurs sénégalais.
Pour éviter que cette page sombre de l’histoire ne tombe dans l’oubli, on a baptisé les infrastructures de noms qui font écho au massacre : les deux Cem, en état de délabrement, avec une peinture défraichie, des fenêtres abîmées, situés à l’entrée du camp, ont été dénommés «Les Martyrs», en hommage aux tirailleurs tués, et «Thiaroye 44» pour symboliser le drame qui a eu lieu à cet endroit. Vêtus de leurs blouses, les élèves et le personnel médical croisent les soldats dans ces allées où des infrastructures civiles et militaires culminent quasiment à la même hauteur.

Souvenirs de jeunesse
En ce vendredi ensoleillé, les militaires, réquisitionnés pour l’évènement ou affectés au Bataillon des parachutistes, hâtent le pas pour rejoindre leur Quartier général, devenu presque une enclave dans ce domaine qui était jadis exclusivement à eux. Certains reviennent des «vendeurs de petits déjeuners» où ils se mêlent aux élèves, au personnel médical, dans une ambiance expurgée de considérations professionnelles ou statutaires. Dans son treillis, un para, quignon de pain rempli de victuailles, enveloppé dans du papier journal, à la main, hèle un frère d’armes revenu de la ville : «Tu n’as pas perdu de temps.» «Je dois m’occuper des derniers réglages», répond-il au milieu d’une ribambelle de gamins, pressés de finir leur petit déjeuner avant la reprise des cours. Puis, passe une ambulance, sirène hurlante.

202 tombeaux au Cimetière des Tirailleurs
Aujourd’hui, les militaires cohabitent avec tous les occupants de ces infrastructures. Et le reste ? Ce sont des espaces abandonnés où stationnent des véhicules de ramassage d’ordures, laissés à l’abandon, où poussent des herbes sauvages et errent des personnes au regard suspect et menaçant.
C’est le signe que la zone militaire s’est rétrécie ces dernières années. En traversant ces allées qui longent le lycée et l’hôpital, on fait face au Camp Lieutenant Amadou Lindor Fall : des logements, des bureaux, un monument sur lequel il est écrit «A nos morts», et des militaires montent la garde vers l’entrée et la sortie de cette zone.

Avec les festivités en grande pompe prévues demain, le Camp de Thiaroye dont la voie principale est tapissée de pancartes qui annoncent la commémoration de l’évènement, n’est plus qu’un simple endroit dont l’histoire a été effacée par l’urbanisation. Il aurait dû être un sanctuaire où l’âme humaine trouve refuge et force. Malgré l’odeur du sang qui entoure cette histoire, chaque mot prononcé demain sera une proclamation de résistance, d’identité, de survie et de résilience. Une façon d’écrire le véritable récit de cette tragédie derrière les ténèbres et la mort et les mensonges coloniaux ? Un moment de triomphe ? Cet endroit, qui rappelle ce massacre dont les responsabilités n’ont jamais été situées, malgré l’insistance des descendants de ces tirailleurs, ne garde aucun signe de cet évènement.

Pour espérer trouver un symbole de cette tragédie, il faut aller sur la route nationale. A hauteur de Tableau Tivaouane. Hors du camp où existeraient, selon le récit de certains historiens, des charniers. C’est au Cimetière des Tirailleurs sénégalais que chaque 1er décembre et aussi 23 août, Journée des tirailleurs, des militaires sénégalais et français se retrouvent pour rendre hommage à ces soldats. Sur les lieux, une stèle, où il est écrit «A nos tirailleurs», est érigée. Les affiches collées sur les murs rappellent la participation des tirailleurs lors des deux guerres mondiales (1914-1918 et 1939-1945). C’est aussi le cas à l’intérieur du mémorial avec des affiches de part et d’autre de cette salle. Des affiches avec des documents sur le passé colonial, les résistants, les guerres. Mais il n’y a rien qui fait penser ou relate le drame du 1er décembre 1944.

Depuis quelques jours, le Cimetière des Tirailleurs a connu une cure de jouvence. Jadis peint en blanc, des couleurs beiges embellissent le bâtiment et la cour est recouverte de coquillages. 6 dépôts de gerbes de fleurs sont prévus ce dimanche dans ces lieux, avant que la cérémonie ne se prolonge au Camp militaire de Thiaroye, qui se trouve à moins de 2 mn de véhicule à hauteur de l’autopont de Poste Thiaroye, nettoyé de ses tabliers et ambulants pour offrir un visage plus avenant au Président et ses invités. Pourtant, un mystère habite ce cimetière : si les chiffres officiels parlent de 35 ou 70 morts, 202 tombeaux anonymes sont alignés dans la cour. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Ce vide historique pourrait certifier la thèse des chercheurs, qui assurent que les victimes de ce massacre n’ont pas été enterrées à cet endroit. Et le nombre de personnes tuées le 1er décembre 44 dépasserait le chiffre avancé jusqu’ici.
Le régime Diomaye-Sonko, qui a décidé de raviver ce passé colonial et de l’interroger, vise évidemment à déconstruire ce récit en donnant un cachet officiel à ce 1er décembre avec des célébrations commémoratives inédites. Même si Me Wade avait ouvert le premier chapitre, il n’a pas poussé la réflexion mémorielle plus loin. «Avec l’accession du Président Wade, il y a eu une bataille symbolique, une bataille mémorielle qui a été menée par lui pour ressusciter cet événement. C’est la raison pour laquelle une journée a été dédiée aux tirailleurs. Cela, c’est pour créer un souvenir. L’Armée aussi s’est réapproprié cet événement pour en faire un marqueur. Le lieu supposé où le drame s’est produit et où ils ont été enterrés, a été retravaillé pour en faire un lieu de mémoire. Maintenant, est-ce que l’événement, compte tenu de son ampleur, a été célébré à sa juste valeur ? C’est cela la question. Evidemment, la mémoire sélectionne, oublie. Si on ne l’interroge pas, on ne la réactualise pas…», assurait Mor Ndao dans ces colonnes le 30 novembre 2019. Cet évènement, dans ce lieu de la plus monumentale histoire contemporaine tragique de la colonisation, est à la fois un coup militaire, politique, psychologique pour les nouvelles autorités. L’emblème de la barbarie ! Et après ?
Par Abdou Latif MANSARAY et Bocar SAKHO-latifmansaray@lequotidien.sn,bsakho@lequotidien.sn

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