Au moment où j’écris ces quelques lignes, il est peut-être déjà tard d’en parler. Nous sommes dans un monde où l’accélération des événements et la volonté de les avoir à chaud peut empêcher un certain recul qui permettrait pourtant de regarder les choses la tête froide. Mon inquiétude c’est peut-être qu’une page douloureuse de notre histoire nationale est en train d’être tournée, sans nécessairement prendre le temps de comprendre comment on a pu en arriver là, et quels enseignements en tirer.
Il me semble intéressant de continuer à se demander comment s’est constituée cette « citerne de colère » inflammable et dont ce qui est appelé l’affaire « Ousmane Sonko- Adji Sarr » a été le détonateur. Certains estiment, à juste titre je crois, que la tension sociale créée par la pandémie, avec toutes ses contraintes et conséquences, y est pour beaucoup. Mais sans doute également que cette « citerne de colère » qui s’est enflammée et qui a enflammé le pays a été alimentée plus longuement par toutes sortes de frustrations et aussi par une violence verbale dans l’espace public et politique. Une violence verbale facilement distillée à travers toutes les nouvelles formes de communications. Les attaques verbales contre différentes forme de pouvoir, notamment politique et économique, ont fini par se traduire en actes physiques, parfois jusqu’à l’extrême ; quand on pense par exemple à la mise à feu de stations service (essenceries) et les conséquences qui s’ensuivraient.
Dans tous les cas, la semaine du 1er au 8 mars 2021, a été profondément riche d’enseignements à divers niveaux.
Bien évidemment, il convient de déplorer les pertes en vies humaines, les blessures et autres dégâts matériels.
Malgré tout, j’ai tenté de trouver une petite pépite dans cette masse chaotique de destruction, à partir de la Casamance, et de Ziguinchor plus particulièrement.
Analysant le rôle des médias au cœur des systèmes politiques, notamment le rôle qu’y joue aujourd’hui l’écran, le célèbre anthropologue français Georges Balandier note que « la médiatisation généralisée, répétée, ne bouleverse pas seulement les procédures de l’information et la nature de l’affrontement politique, elle agit par contagion sur des manifestations plus anciennes, associées à la vie démocratique moderne dès son commencement »[1]. Balandier souligne aussi le fait que l’espace politique n’est plus une scène facilement repérable. Il est flou parce qu’il est partout, ou presque ; il est ouvert à des acteurs plus nombreux, différents selon l’origine de leur pouvoir et rivaux.
Les événements que vient de vivre le Sénégal confirment l’analyse de Balandier. L’affrontement entre le régime en place et les manifestants, sous la coordination du M2D[2] a eu conjointement pour cadre les écrans et la rue. Les deux espaces ont été saturés à souhait et témoignent d’une politisation significative de la population sénégalaise. Vue de Ziguinchor, je voudrais m’arrêter sur une image dont justement les médias ont permis à la fois la vulgarisation et l’exploitation.
Il s’agit de cette image qui a fait le tour du monde et dont la beauté contraste d’avec ce ciel ziguinchorois noir de fumée. Ces images ont été prises au rond-point Jean Paul II à Ziguinchor le lundi 8 mars 2021. L’on voit dans un ciel assombri par l’incendie de pneus et autres objets, entouré d’une foule compact et variée, un jeune garçon, perché sur la colombe du monument de la place, hisser très haut le drapeau national sénégalais.
Cette image, à elle seule, vient rajouter une couche à une place et un monument déjà bien chargé symboliquement. Ce rond-point, précédemment appelé « Ngal Diaw », est situé au cœur de la vieille ville de Ziguinchor. C’est à l’occasion de la visite du Pape Jean Paul II au Sénégal et à Ziguinchor précisément en février 1992, que cette place porte le nom du Souverain Pontife. La place jouxte la cathédrale Saint Antoine de Padoue où le Pape avait, lors de son séjour, reçu le clergé, les religieux, religieuses, séminaristes et responsables religieux non catholiques (autres églises chrétiennes, musulmans et religions traditionnelles).
Le pape Jean Paul II était venu à Ziguinchor en pèlerin de la Paix, puisque en 1992 le conflit Casamançais entrait dans sa dixième année et qu’un prêtre, l’abbé Augustin Diamacoune Senghor, était à la tête du mouvement indépendantiste.
A Ziguinchor, le Pape a appelé les habitants de la Casamance à être des artisans de paix en ces termes « Vous devez construire ici la demeure de la paix. Vous ne pourrez le faire que tous ensemble. Vous ne pourrez avancer que si vous entrez en dialogue les uns avec les autres ». Il avait montré au préalable qu’il connaissait la situation dans laquelle vivaient les Casamançais : « Chers Frères et Sœurs de Casamance, je sais votre ardent désir de vivre dans une demeure où règnent l’harmonie et la paix. Au cours de trop longues années, vous avez connu des périodes de déchirements, des familles divisées, des deuils, des villages et des champs ravagés. Beaucoup d’entre vous ont dû quitter leurs foyers et partir sur les chemins dans le dénuement » (Pape Jean Paul II, Homélie au Stade Aline Sitoé de Ziguinchor le 20 février 1992.
La place Jean Paul II porte donc, comme en mémoire, les traces de ces paroles fortes du Pape aux casamançais. C’est pour cette raison qu’en 2009, la Mairie, en accord avec le Diocèse de Ziguinchor, a érigé ce monument en y plaçant, au sommet, la colombe. Cette colombe qui est comme la partie la plus achevée d’un monument fait de roches, prend son envol en faisant face à la rue du Capitaine Javelier qui aboutit au fleuve Casamance.
Le capitaine Javelier est cet officier français qui fut massacré avec ses soldats recrutés en Casamance, à Arras dans le Nord de la France durant la première Guerre mondiale. La rue Javelier s’arrête face au fleuve, justement à côté du Port de Ziguinchor, à l’endroit où viennent de démarrer les travaux de construction d’un mémorial du naufrage du Bateau le Joola en 2001. Cette catastrophe maritime avait fait près de 2000 morts dont une majorité de Casamançais.
La colombe quant à elle renvoie à une symbolique biblique. En effet, si elle est devenue dans beaucoup de cultures symbole de paix, elle renvoie primordialement au récit du déluge avec Noé (Gn 7-8). C’est en effet par la colombe que Noé vérifie la fin de la colère de Dieu et le début de la restauration de la terre. La colombe symbolise donc la paix entre Dieu et l’humanité issue de Noé.
C’est dire donc que cette colombe de la Place Jean Paul II semble survoler un passé casamançais chaotique tout en annonçant en même temps l’espoir d’un renouveau, d’une véritable espérance.
C’est sans doute à ce niveau que l’image de ce jeune homme, dignement debout au dessus de la colombe, qui semble le porter dans son envole, revêt un intérêt tout particulier pour l’histoire de cette région et de son rapport avec le reste du Sénégal. Porter si haut le drapeau sénégalais sur un site aussi symbolique, mérite me semble t’il de se remémorer les paroles du Pape Jean Paul II aux Casamançais, pris dans la lutte d’indépendance la plus longue aujourd’hui en Afrique : « Vous devez construire ici la demeure de la paix ». Vue sous cet angle, ce qui s’est passé le lundi 8 mars 2021 à la place Jean Paul II peut davantage être lu comme une véritable volonté de réconciliation et une volonté de construire à partir de là, de cette place, la demeure de la paix.
Abbé Jean – Baptiste Valter MANGA
Anthropologue
Curé de la Paroisse Saint Benoît de Néma
Ziguinchor
[1] Georges Balandier, le Pouvoir sur scènes, Fayard, 2006, p. 175
[2] Mouvement de la Défense de la Démocratie. Il s’agit d’une coalition de formations politiques et de mouvements citoyens née suite à l’arrestation d’Ousmane Sonko, homme politique sénégalais
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